Omar Aloui
Omar Aloui consultant, enseignant et chroniqueur. Il est Docteur en économie de l’Université PMF à Grenoble de l’année 1985. Il dirige un cabinet de consultant leader dans le domaine de l’économie appliquée au développement sectoriel et territorial. &nb...
Voir l'auteur ...Décisions et pouvoirs économiques
- 1. Introduction
- 2. Economie politique à la marocaine
- 3. Les sources de pouvoir économique
- 4. Acteurs nationaux et territoriaux détenteurs de pouvoirs économiques
Introduction
Les décisions économiques (privées ou publiques), objet de notre rencontre d’aujourd’hui, se construisent en prenant en compte, d’une part, la répartition du ‘’pouvoir économique’’ et d’autre part, les ‘’jeux stratégiques des acteurs’’ visant à la modifier ou au contraire à la consolider.
On reviendra plus tard sur ces notions de pouvoir et de jeux stratégiques. Commençons, par un événement d’actualité qui nous permettra de situer le cadre général dans lequel je propose de situer la réflexion sur les lieux et les acteurs de la décision économique. Prenons à tout hasard, la dernière crise de gouvernance de l’ONA, qui au-delà des péripéties immédiates , reflète bien un changement de ‘’l’économie politique marocaine’’. Elle illustre clairement le fait que les centres du pouvoir économique ‘’hérités’’, pris entre les effets des réformes ‘’libérales’’ et la montée en puissance des acteurs contrôlant les ressources de la ‘’proximité’’, se sentent obligés de revoir leurs décisions et leurs stratégies. Difficilement envisageable du temps de l’économie vivant en vase clos et dans la ‘’répression financière ’’, cette crise soulève la question plus générale, pour paraphraser Rémy Leveau, de l’apparent rétrécissement du ‘’domaine économique auquel peut donner accès le régime ’’.
La note apporte donc des précisions, dans un premier point, sur ce qu’il y a de nouveau dans cette économie politique marocaine en matière de répartition des pouvoirs économiques. Elle présente les sources de pouvoir économique (conçu comme un ensemble de normes, d’incitations et de sanctions plus ou moins ‘’soft), dotées d’autonomie et n’obéissant pas à la légitimation étatique. Elle fournit quelques détails sur le pouvoir détenu par les acteurs globaux économiques, par société civile globale et par institutions multilatérales et sur celui détenus par les acteurs de proximité : nouvelle bourgeoisie, ‘’barons’’ locaux politico-économiques, réseaux indépendants divers. Pour autant, on ne tentera pas de répondre à cette occasion à la question du pourquoi le régime marocain, sous Hassan II, a opté pour une voie plus libérale et décentralisée que celle des autres régimes de la région, question qui reste non résolue, à mes yeux : ‘’balisage’’ de la succession, ‘’lobbying’’ de certaines puissances intéressées, ‘’poids’’ du capital financier et d’une certaine technocratie, sont autant de facteurs à étudier .
Le deuxième point de la note est consacré à qualifier le type de jeu stratégique auquel s’adonnent les acteurs. Je soutiendrai que ce n’est pas un jeu à somme nulle, ni un simple jeu de recomposition/reproduction des classes dominantes liées au pouvoir étatique. C’est un jeu complexe, dans lequel l’émergence des uns ne signifie pas disparition des autres mais plutôt résilience, redéploiement, anticipations, etc. La note va argumenter cette idée par une relecture rapide des initiatives de l’Etat marocain qui fait preuve, à la fois, de résilience dans certains secteurs (comme le pouvoir financier,…) et d’anticipation dans d’autres, ouvrant de nouveaux espaces de pouvoir, avec plus (dans la gestion des migrations), ou moins (stratégies sectorielles, question foncière,..) de succès. La note se termine par une réflexion sur l’issue du processus de redéploiement des pouvoirs économiques au Maroc, pays marqué plus par des traditions de collusion plus que par la compétition entre projets économiques et sociaux qu’exige la nouvelle donne économique.
Economie politique à la marocaine
Un bref rappel, à travers quelques morceaux choisis, des travaux réalisés sur l’économie politique marocaine est nécessaire avant d’aborder les nouvelles sources de pouvoir économique, que les réformes libérales ont contribué à faire émerger sur la scène.
L’économie politique du tout-Makhzen
Depuis les indépendances, l’Etat a été au cœur des processus développementalistes au Maghreb, comme macro-acteur politique, économique et social.
Comme le soulignait John Waterbury, cité par Hibou et Martinez :
« Dans les trois Etats du Maghreb, le centre de gravité de l'activité économique s'est trouvé localisé dans un secteur public en expansion constante. Celui-ci est dominé par des cadres technocratiques, généralement civils, sur la compétence desquels le régime doit compter pour sa survie économique. En ce sens, il importe peu que la Tunisie et le Maroc accordent une place importante à l'investissement étranger direct ou que le Maroc ait encouragé l'émergence d'une puissante bourgeoisie indigène car le capital, qu'il soit étranger ou national, est dépendant de l'Etat, des contrats qu'il accorde, du capital qu'il investit et du soutien logistique qu'il assure. [...] Le jeu de la légitimation se joue entre une élite du pouvoir restreinte et une technocratie d'Etat (y compris, naturellement, sa branche militaire) qui contrôle le reste de la bureaucratie. Les masses ne jouent guère de rôle dans ce jeu ».
Dans la tradition des grands classiques des années 70, toute une série de chercheurs analysent les décisions économiques à l’aide d’un schéma explicatif politique largement défini par un Etat marocain qualifié successivement de néo-patrimonial , de clientéliste , puis d’Etat ‘’privatisé ’’. L’idée commune à ces diverses constructions théoriques est bien celle de l’inexistence de pouvoirs économiques autonomes.
Néopatrimonialisme
Les notions de patrimonialisme et de néo-patrimonialisme expriment le fait qu’un individu parvenu à occuper une charge publique, administrative ou politique, utilise sa position ou son poste et les attributions qui en découlent, comme s’il en avait hérité, ou comme si c’étaient les siens propres. Les deux notions renvoient donc à l’appropriation privative des charges publiques par leurs détenteurs. Elles permettent de définir un genre particulier d’élites politiques, les élites patrimoniales et néo-patrimoniales, et un genre d’Etat, l’Etat patrimonial et néo-patrimonial. Les élites en question sont ainsi définies par le rapport qu’elles entretiennent avec l’Etat, qui est un rapport d’appropriation privative de ses ressources.
Dans l’Etat patrimonial, c’est la référence à la tradition qui confère une légitimité au pouvoir du chef politique et à l’appropriation privative des ressources de l’Etat qu’il fait. Dans l’Etat néopatrimonial, le détenteur du pouvoir fait le même usage des ressources publiques. Mais il le fait dans le cadre d’un Etat doté de structures légales et formelles modernes. L’administration de cet Etat fait usage du droit écrit, et se réfère à des normes de fonctionnement légales-rationnelles. Ses dirigeants prétendent souscrire aux idéaux de la construction étatique et nationale et tiennent un discours sur l’intérêt général .
Au Maroc, plusieurs écrits se référant à la période pré-ajustement (1960-1982 ) font explicitement ou implicitement référence à ce modèle. En particulier, ils nous ont expliqué avec des faits et des hypothèses comment les entreprises publiques seraient gérées de manière néo-patrimonial au profit de la technobureaucratie. « Dans ce sens, la prépondérance des transferts financiers Etat/entreprises, surtout non industrielles, la filialisation non contrôlée des entreprises publiques, la perte presque totale des fonds octroyés par l’Etat pour le financement de ces entreprises, constituent des indices fort significatifs du néopatrimonialisme . »
Clientélisme
La notion d’une gestion étatique fondée sur le cleintélisme, développée après car compatible avec les privatisations, a été formulée par Mark Tessler comme suit: « Hasan II presides over a national political machine that operates on the basis of clientelism ; and, sitting atop this network of patron-client hierarchies, the king rewards his supporters, punishes his enemies, and generally keeps others dependent on his favors.».
Dans une recherche publiée en 2002, Simon Perrin confirme : ‘’Comme nous l’avons constaté précédemment, l’un des traits caractéristiques du rapport entre pouvoir politique et pouvoir économique au Maroc tourne avant tout autour des prébendes diversement octroyées par le régime et pouvant être, le cas échéant, retirées par le régime. On parle alors d’une politique de dépenses stratégiques, c’est-à-dire une politique d’allocation de ressources revêtant une orientation toute particulière puisqu’elle vise d’abord à protéger le capital de soutiens – le capital social – dont dispose le pouvoir’’.
Pour cet auteur, ‘’la tentative d’explication allant dans le sens d’une certaine forme de clientélisation par le « haut » des principaux segments sociaux du Maroc est beaucoup plus riche – tout en restant d’actualité – que des arguments tournant autour du seul concept de néopatrimonialisme qui, face à la construction d’un Etat-nation marocain moderne en phase réussie d’intégration, perd une grande dose de son efficacité’’.
Privatisations de l’Etat
A propos des régimes politiques d’Afrique du Nord (Algérie, Egypte, Maroc, Tunisie) et de leurs politiques de « privatisation », Bradford Dillman reprend l’hypothèse, soulevée par
Béatrice Hibou, selon laquelle la nouvelle norme économique « libérale » et marchande n’a en rien altéré la prééminence du politique dans la gestion des ressources économiques de leur pays : ‘’The more they [les régimes en question] “deregulate”, the more they “re-regulate” by determining precisely who can most easily benefit from change and join distributional coalitions to tap profits in the market ’’.
La privatisation de l'Etat traduit des "processus concomitants de diffusion de l'usage d'intermédiaires privés pour un nombre croissant de fonctions antérieurement dévolues à l'Etat et le redéploiement de ce dernier". Selon les pays cette privatisation peut concerner, au-delà des entreprises et services publics, les activités de développement voire les fonctions régulatrices et régaliennes de l'Etat. Elle a rendu poreuse et instable la frontière entre le "public" et le "privé", entre l'"économique" et le "politique".
Les privatisations ont favorisé le pouvoir politique et les fortunes personnelles liées à la politique. Elles seraient alors une "multiplication des points d'exercice du pouvoir étatique". La capacité de régulation de l'Etat ne peut s'éroder simplement à la suite d'un redéploiement de ses fonctions ou la suite des interventions d'autres acteurs concurrents, qu'ils aient été autorisés ou pas, pourvu que l'Etat arrive à englober ces interventions dans ses stratégies.
Les sources de pouvoir économique
Depuis quelques années, on a l’impression que la pièce économique ne se joue plus dans le même théâtre, ni avec les mêmes acteurs. A ce propos, Myriam Catusse a écrit des choses assez claires, dès la fin des années 90 : ‘’En effet, l'internationalisation de l'économie marocaine, ainsi que le discrédit d'un utopique état distributeur (discrétionnairement) d'allocations et de richesses, ont mis à mal les ressorts néopatrimoniaux du système politico-économique. Dès lors se sont créés des espaces autonomes, où les interlocuteurs économiques pourraient dialoguer avec leurs partenaires étrangers, mais aussi avec les acteurs sociaux nationaux, en échappant aux incontournables pesanteurs étatiques’’.
Si on définit le pouvoir économique par analogie au politique comme la capacité à formuler des normes ou règles, à en piloter l’exécution et à sanctionner les défaillances, alors on peut convenir assez facilement que les sources de pouvoir se sont multipliées au cours de la dernière décennie au Maroc du fait des réforme libérales et des mutations liées à la globalisation.
Sources globales de pouvoir économique
On se limitera à commenter rapidement la ‘’nature’’ des pouvoirs exercés par les institutions multilatérales, la société civile globale et la gouvernance économique privée exercée notamment par les entreprises leaders dominant les ‘’chaînes de valeur globales’’ (CVG).
Institutions multilatérales
Ces institutions, dont les plus connues sont l’OMC, le FMI et la Banque Mondiale, sont dirigées par des instances dépendantes des gouvernements. En réalité, en raison de la technicité des questions et des processus de construction de leurs ‘’recommandations’’, leur pouvoir de définition des règles du jeu est important.
Il est intéressant de noter, à propos de cette catégorie d’acteurs, qu’une part importante de leurs décisions ne fait que reprendre des consensus élaborés en dehors des assemblées ‘’ordinaires’’. Ils fonctionnent donc aussi comme des caisses de résonance, quelque part. Si, on prend le secteur agricole, que je suivais beaucoup il y a quelques années, on s’aperçoit que l’accord de Marrakech de l’OMC renvoie sur les questions non tarifaires à des références établies dans le cadre d’autres instances, tels que le Codex Alimentarus , l’UPOV ou l’OIE . De même, si on se réfère aux directives de la Banque Mondiale en matière de financement de projets, on se rendra compte qu’elles reprennent en grande partie les recommandations établies par des commissions ad hoc (Commission Mondiale des Barrages), ou par des ONG (Oxfam). On pourrait dire la même chose des recommandations du FMI et de l’influence qu’a exercé sur elles le Trésor US, (voir la gestion de la crise mexicaine).
De par son l’ouverture de la politique économique, le Maroc est un terrain où les normes des acteurs multilatéraux exercent une influence sur la décision économique. Il n’est pas utile d’aller plus loin sur cet aspect des choses connu.
Société civile globale
Une conférence tenue à Bâle à l’initiative de l’Institut de la Gouvernance à propos du ‘’rôle des acteurs non-étatiques dans la production de règles et de standard : érosion de la distinction entre domaine public et domaine privé’’ résume bien l’état de lieux en la matière .
Le premier domaine d’intérêt est celui de la production de normes de responsabilité sociale et environnementale . Le ‘’pouvoir’’ économique associé à ce militantisme de la société civile s’exprime par la création de nouveaux marchés ( équitable bio,..), mais aussi ,comme on le verra ci-dessous par la création de ‘’labels’’ incorporés par les codes de conduite des grandes firmes à la recherche de conditions d’approvisionnement ‘’irréprochables ‘’aux yeux des opinions (certification ETHIC , par exemple).
Le deuxième domaine d’expression d’un pouvoir réside dans le pouvoir de ‘’notation’’ que certaines organisations ont réussi à acquérir . On peut également associer à ce pouvoir de notation, le pouvoir de blocage exercé par les organisations non-gouvernementales sur les accords multi-latéraux ou bi-latéraux (échec de Doha, compromis sur les génériques en matière de protection de la propriété intellectuelle AMPIC, mobilisation contre les ALE des paysans ou des militants des droits de l’homme, …) ;
Identifier les domaines d’expression du pouvoir de création, de notation ou de blocage des organisations de la société civile ne doit pas nous conduire à exagérer (rêver), car la plupart des études sérieuses, il transparaît que leur influence est pour l’essentiel récupérée par la routine des affaires ou par la souveraineté des Etats .
L’activité des organismes les plus influents de la société civile globale est importante au Maroc, que ce soit en matière de développements des normes ou dans celui de la notation.
Des IDE à la gouvernance économique privée
Les relations entre les Etats et les investisseurs étrangers étaient analysées depuis R. Vernon à l’aide de la théorie dite du ‘’pouvoir négociateur obsolescent’’. L’auteur montre que la répartition du pouvoir entre investisseurs et Etats passe par deux moments :
- Avant la réalisation de l’investissement, les Etats se sentent affaiblis face à la mobilité des capitaux, le rapport de forces est favorable aux investisseurs sous la forme d’un chantage.
- Après la réalisation de l’investissement, Vernon soutient qu’au contraire ce sont les capitaux qui deviennent otages des Etats, de leur pouvoir fiscal notamment.
Cette théorie a été dépassée par les conditions actuelles de ce que plusieurs auteurs appellent la gouvernance économique privée, dans laquelle le pouvoir des multinationales ne se réduit plus au ‘’chantage’’ à l’investissement initial. L’expression du pouvoir actuel des firmes-leader, découle de l’organisation des relations économiques entre les maillons d’une même chaîne de valeur, dans laquelle existe des dispositions de ‘’sanction’’ et de ‘’récompense’’ des opérateurs qui font partie de la chaîne et les territoires qui les accueillent.
Plusieurs auteurs ont travaillé sur cette question de la gouvernance économique privée, leurs travaux sont regroupés dans des sites qui documentent bien leur point de vue . R Kaplinsky a formulé les termes de la gouvernance privée des chaînes de valeur , en la comparant à la gouvernance politique. Il propose d’en analyser les trois volets : législatif, judiciaire et exécutif.
Le volet ‘’législatif’’ : qui définit les conditions de participation dans ces chaînes. Ces conditions s’appuient sur les standards internationaux de type public (comme les normes du BIT en matière de droit du travail, ou de type privé ISO 9 000 (qualité), ISO 14 000 (environnement) et ISO 8 000 (social), applicables à toutes les industries ainsi sur des standards spécifiques à certaines industries (type HACCP, pour l’agro-alimentaire) ou à certaines thématiques sociales ou environnementales (Social Accountatbility, Forest…).
Le volet ‘’judiciaire’’ : qui comprend les activités d’audit et de contrôle de la conformité aux règles et aux standards.
Le volet ‘’exécutif’’ : qui concerne les démarches pro-actives d’assistance à la mise en conformité des opérateurs, soit par des interventions directes du leader auprès de ses fournisseurs, soit indirectes en obligeant un sous-traitant de premier rang à assister un fournisseur de deuxième rang. Les leaders (‘’governors’’, selon l’expression de Kaplinsky) sont soit des leaders-opérateurs de la chaîne soit des leaders non opérateurs. Dans la plupart des chaînes de valeur, il existe plusieurs points de gouvernance. A chacun des points, des parties différentes peuvent établir les conditions de participation, les contrôles et audits et l’assistance. La question des sanctions est cruciale pour le bon fonctionnement de la gouvernance privée d’après R. Kaplinsky. La sanction ultime, à savoir l’exclusion de la chaîne pour des opérateurs, devient dissuasive dès lors que l’on n’a pas accès aux marchés finaux. Bien entendu, il peut y avoir des sanctions intermédiaires, du type de la réduction des opérations confiées à un sous-traitant ou de l’imposition de pénalités pour non-conformité. Il existe aussi des formules de ‘’récompense’’ dans les chaînes de valeur. La plus utilisée est celle qui coûte le moins cher, à savoir récompenser la bonne conformité par la réduction de la fréquence des contrôles et audits de performance. La légitimité de la gouvernance privée est basée sur le niveau de confiance entre partenaires, en particulier de la crédibilité du gouverneur-leader.
On est là devant une configuration intéressante dans laquelle une ‘’soft law’’ privée (code de conduite, conventions diverses) va élargir le champ d’action de dispositions du droit international ou de revendications de la société civile dans des conditions qui pour le moins sont étranges pour les Etats (cas de la Chine avec la liberté syndicale).
La présence au Maroc des acteurs de cette gouvernance privée mondiale s’est accentuée avec les privatisations et les programmes sectoriels en partenariat public-privé dans le tourisme, l’automobile, l’agriculture, les services. Elle se ressent également avec force dans les secteurs de la sous-traitance industrielle, comme l’habillement.
Acteurs nationaux et territoriaux détenteurs de pouvoirs économiques
La thématique de l’émergence d’une bourgeoisie sous formes de groupes, d’entrepreneurs lettrés, ou de capital désobéissant a fait couler beaucoup d’encre, alors que celle du pouvoir économique territorial est moins bien documentée.
De la bourgeoisie bureaucratique au capitalisme désobéissant
L’historique du secteur privé marocain a été marqué par une accumulation externe fondé sur la marocanisation et la privatisation, pilotées par le régime. Ce secteur a par la suite évolué dans un cadre protectionniste et réprimé dépendant des pouvoirs politiques . Cette thèse que l’on trouve dans travaux précédents de Mohamed Berrada (1968, 1992), M.S. Saïdi (1989, 1992) ou A. Benhaddou (1989, 1997) commence à être revisitée dès 1993 par de Saïd Tangeaoui (1993 ).
A Saaf évoque, en 1999, l’apparition plus ou moins récente de puissantes dynamiques économiques de « désétatisation » favorisant, entre autres, « le développement d’une base d’accumulation propre de la grande bourgeoisie privée », preuve irréfutable, à ses yeux, de la force de nouvelles tendances consolidant le secteur privé.
Myriam Catusse soutient quant à elle que ‘’c'est l'hypothèse d'une dérégulation de ces dernières – et plus largement du circuit de distribution des rentes sur lesquelles s'appuierait l'économie étatique et la faible autonomie des institutions économiques – qui expliquerait la formation de coalitions, la mise en oeuvre de réforme partielle, et l'apparition de gagnants et de perdants de la libéralisation.
Les entrepreneurs lettrés
S. Perrin va associer l’indépendance des élites plus à leur ‘’culture’’, qui serait porteuse d’un projet politique : ‘’Les élites économiques nouvelles (ou ces « entrepreneurs lettrés » par opposition à l’ancienne génération d’entrepreneurs dépendante des faveurs ou des sanctions de l’Etat) font de la politique. Ils font de la politique autrement, en offrant à la société des projets sociétaux, dont ils légitiment l’efficacité à travers les exemples de leurs réussites individuelles en affaires’’.
L’auteur reconnaît la fragilité du processus : ‘’Cependant, il serait sociologiquement dangereux d’affirmer que cette évolution est « naturelle » et détachée, d’une part, de quelque volonté politique makhzénienne déterminante, sinon influente, et de l’autre, d’un contexte au caractère à la fois national et international, dans lequel tendent à s’imposer de nouveaux référents sociaux et de nouvelles logiques de développement’’.
Les pouvoirs territoriaux : siba ou makhzen, siba et makhzen ?
La proximité géographique, organisationnelle et institutionnelle est analysée de plus en plus par les éconmistes comme facteur de croissance économique grâce aux effets ‘’marshalliens ’’ (externalités dues à la concentration spatiale d’activités similaires), aux effets ‘’jacobiens ’’ (externalités dues à l’urbanisation et à la diversification des activités qu’elle induit) et aux effets spill-over à la Romer (externalités de connaissance). Dans cette hypothèse, le contrôle de la proximité économique devient une source de pouvoir.
L’expression de ce pouvoir est très liée aux enjeux de la politique locale et des formes de décentralisation/déconcentration. En tout cas, on peut dire que ces pouvoirs ont aujourd’hui des relations plus complexes avec les élites centrales que celles décrites et analysées par R Leveau dans le cas des élites rurales en termes de ‘’collusion’’. Une des expressions qui définissent au mieux ce processus de constitution de pouvoirs locaux est celle de Myriam Catusse qui parle d’une ‘’économisation’’ de la vie publique locale .
Des jeux simples aux jeux complexes
La pluralité des sources de pouvoir économique va donner lieu, à travers le jeu stratégique des acteurs, à des combinaisons multiples et variées qui vont démultiplier le potentiel de rupture des équilibres de l’ancienne économie politique marocaine centrés sur la toute-puissance du régime. Ainsi, il en va de la consolidation mutuelle qui existe entre les pouvoirs des acteurs privés globaux et ceux deux accords inter-étatiques bilatéraux ou multi-latéraux , ou de l’accès à l’international, réservé auparavant aux seuls acteurs étatiques, des acteurs économiques et politiciens locaux.
La suite de cette note présente les hypothèses avancées pour analyser le jeu stratégique des acteurs et quelques interrogations sur les implications politiques, qui servent de point final à cette introduction au débat du collectif.
Hypothèses sur la nature des jeux stratégiques
Il existe trois ‘’lectures’’ des interactions entre les acteurs détenteurs de pouvoirs économiques, globaux, locaux et nationaux, que nous allons rapidement exposer, avant de présenter quelques éléments plus concrets sur les rapports de force qui s’expriment dans la conduite des politiques sectorielles, qui sont utiles pour se forger une idée.
Jeu à somme nulle et évanescence des Etats
Les auteurs qui, conçoivent les interactions dans le cadre d’un jeu à somme nulle, sont obligés de conclure à l’affaiblissement des Etats en matière économique. En ce sens, l’Etat ne ferait que perdre du pouvoir économique, que les acteurs locaux et globaux ont réussi à ‘’arracher ’’. Cette hypothèse n’arrive pas à rendre compte de l’hyper-activité économique du régime marocain, (voir ci-dessous).
Serait-on alors dans un simple processus de recomposition ou plutôt de reproduction de la domination politique de la scène économique ?
Recomposition ou reproduction
Des jeux simples aux jeux complexes
Hypothèses sur la nature des jeux stratégiques
Jeu à somme nulle et évanescence des Etats
Recomposition ou reproduction
Restructuration des espaces de pouvoir
Migrations
Finances
Secteurs productifs
Secteurs en résistance
Des questions en suspens
1L’éviction du patron de la holding a été présentée par la presse comme un simple épisode de la guerre entre clans d’extraction différentes, avec une victoire grâce à un coup bas d’un des clans, non sanctionné par l’arbitre.
2 Krueger et Bhagwati ont été les plus brillants critiques des politiques protectionnistes appliquées dans les pays du Tiers Monde, avec la conceptualisation en termes de chasseurs de rente, rent seekers. Leur papier de référence ‘’Foreign Trade Regimes and Economic Development : Liberalization Attempts and Consequences’’ date déjà de 1978.