
Sans rupture de développement, le soulèvement dure
Auteur : Gilbert Achkar
A travers son livre, Le peuple veut, Gilbert Achkar propose une exploration radicale du soulèvement arabe. Et par nombre d’aspects, elle l’est, car « le peuple Veut » constitue reconnaissons-le -un travail colossal, très bien documenté, de plus de 400 pages, sur la nature des sociétés, des économies et des Etats de la région.
Quelles sont les modalités particulières du développement du capitalisme dans la région du Moyen orient et de l’Afrique du nord ? C’est à cela que Gilbert Lachkar s’est attelé en premier lieu à travers une analyse exhaustive ; la dernière partie survient toutefois dans un contexte d’immédiateté où les événements sont toujours en cours de déroulement ce qui pourrait affaiblir l’approche méthodologique. Trait particulier aussi, Lachkar se réfère constamment à l’analyse marxiste des forces et des rapports de production. En effet une panoplie de facteurs économiques et politiques ont accouché d’après l’auteur d’une variante spécifique du mode de production capitaliste installée dans ces pays, bloquant le développement de leur économie et celui de leurs populations.
Il retient de son approche marxiste la thèse du conflit entre le développement des forces productives et des rapports de production pour explorer ses expressions et ses effets dans la situation arabe. Il va jusqu’à recourir à Althusser et son concept de surdétermination pour y parvenir ; notamment dans le contexte des « printemps » où il montre les limites du “tsunami islamique” et aborde ces soulèvements comme le point de départ d’un processus révolutionnaire au long cours, non comme une éruption aboutie.
Crise de développement
Une analyse concrète des forces sociales en présence et un bilan d’étape, pays par pays, l’amène à son premier constat : la région Mena est celle qui connait la crise de développement la plus aigue ; avec un faible taux de croissance du PIB/habitant et une forte croissance démographique ; la situation sociale des populations de la région pourrait être résumée selon l’auteur en une triade : pauvreté-inégalités-précarité. Le Qatar, le pays le plus riche de la région en chiffres relatifs à la population n’échappe pas à cette règle, les inégalités de revenu au sein de chacun des pays arabes sont aussi les plus élevée du monde entier. Par des grilles variées allant du poids du secteur informel, de la situation du chômage en général, celui des diplômés en particulier, le sous emploi des jeunes et des femmes… les critères qui illustrent les blocages socio économiques sont étalés.
Le poids des économies de rente dans le monde arabe est considérable ; la plupart des Etats tirent leurs principaux revenus des exportations de ressources extraites de leur sol (pétrole, minerais ….)ou d’autres biais ; les Etats acquièrent ainsi un degré maximal d’indépendance par rapport à leurs populations, de même la nature de leur pouvoir les placent tous ou presque sur une échelle qui les intègre dans les rangs des régimes « patrimoniaux » ou « néo patrimoniaux »,c'est-à-dire de pouvoirs autocratiques, absolus et héréditaires .De même le capitalisme dominant dans la région est « aventurier, spéculatif et commercial » politiquement déterminé par la nature et les structures du pouvoir .
Les particularités du développement socioéconomique de la région arabe seraient surtout le résultat d’une mutation enclenchée dans les années 1970 au sein du système régional formé au cours des deux décennies précédentes. Ce qui amène notamment l'auteur à mettre l'accent sur les retombées des politiques néolibérales et du désengagement de l'Etat dans les pays arabes. Il insiste sur la faiblesse des investissements publics dans la région et sur le caractère moribond du secteur privé local.
Les facteurs non économiques
Gilbert Lachkar consacre des passages de son analyse à la stratégie des industries des armes dans les conflits qui marquent la région. Il aborde aussi les politiques américaines et leurs jeux complexes avec les frères musulmans, l’Arabie Saoudite, le Qatar …Il n’omet pas de mentionner aussi le rôle d’Al Jazira dans ses différents soubassements son impact dans le bouleversement du paysage médiatique de la région et son effet dans l’émergence relative d’une opinion publique autonome dans ces pays.
A la veille du printemps dit arabe, Gilbert Lachkar note l’absence dans la région de forces politiques organisées porteuses de projets révolutionnaires Dans son analyse des nouveaux acteurs qui ont émergé, il a cherché les acteurs du changement jusqu’aux catégories des utilisateurs d’internet et des réseaux sociaux, les implications politiques potentielles, l’inévitable question des « classes moyennes » etc..Ses conclusions découlent de la nature des Etats dont la plupart sont fondés sur des combinaisons du tribalisme, du confessionnalisme et du régionalisme. L’auteur a tenté une explication de la persistance de ces facteurs archaïques dans le contexte d’une intégration dans le système du capitalisme mondial.
Dans son avant dernier chapitre intitulé « bilan d’étapes du soulèvement arabe »,il procède à une analyse transversale des six composantes majeures de celui-ci ; La Tunisie, l’Egypte, le Bahrein ,le Yémen, la Libye et la Syrie. A travers toutes les péripéties des événements, les implications internationales et toutes les contradictions, l’auteur constate que finalement le tsunami islamique a été d’une ampleur limitée. Il écrit « il faut filer la métaphore jusqu’au bout. Le Tsunami est un phénomène provisoire, il aboutit rarement à un engloutissement permanent. »
Perspectives politiques
Qu’en est-il de l’avenir ? Lachkar opère d’abord une comparaison entre les frères musulmans égyptiens et des militants d’Annahda en Tunisie avec l’AKP en Turquie. Ce dernier est le résultat dit-il de la transformation néolibérale engagée par ce pays réalisant la convergence de son capitalisme « périphérique » (la bourgeoisie pieuse) avec la majorité du grand capital turc avec des atouts économiques importants(marché intérieur, exportation,..).Les frères musulmans et Annahda sont loin de partager ces composantes avec le modèle Erdogan. Les forces de l’islamisme dans le monde arabe partant de parcours différenciés et de conditions autres , demeurent des expressions de la crise qui persiste. Le soulèvement arabe est suspendu selon Gilbert Lachkar à l’émergence de forces politiques organisées en mesure de canaliser les aspirations des peuples de cette région à la liberté et au développement. « Pour le moment, la principale réalisation de ce soulèvement est que les peuples de cette région ont appris à vouloir, » et il conclut « le soulèvement arabe n’en est encore qu’à ses débuts, l’avenir dure longtemps, écrivait le General De Gaulle dans ses mémoires de guerre, une belle formule d’espoir » !
Ce livre, écrit avant l’accès du General Sissi au pouvoir et de la nouvelle constitution tunisienne a dessiné surtout les impasses qui prévalaient avant ces développements. Il a cependant noté à juste titre que si les soulèvements ont abouti à un changement de régime en Tunisie ou en Egypte. Ceux-ci demeurent sous la forte influence des économies du Golfe. Les pouvoirs ne proposent toujours pas un modèle de développement économique cohérent en rupture avec le passé.
Enfin, l’ouvrage en lui-même reprend une certaine tradition de la gauche marxiste arabe dans le développement des analyses politiques sur la situation dans la région ; celles-ci se font de plus en plus rares depuis plus de deux décennies avec le recul de la présence des mouvements de gauche sur la scène politique arabe. De point de vue même de la diversité, où du fait avéré de la l’absence des productions de ce genre dans la bibliographie da la région, le travail de Lachkar mérite toute l’attention.
Par : Bachir Znagui, Journaliste-consultant, Cesem-HEM