
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Mantra des néogourous du feel good et du développement personnel. Prendre du recul pour éviter le burn out, diminuer la charge mentale, se retrouver pour redécouvrir en soi les ressources oubliées, se réinventer. Sic. Pour une somme modique, un livre de poche ou, mieux, un audiobook, vous diront tout sur la méthode BBB « beau, bien bon », sur le body positive et autres accords faciles à intégrer pour qui peine à compter au-delà de cinq. Quelques sous de plus et ce sera le tapis de yoga, la méditation, l’équilibre intérieur, la joie, la paix et les relations pacifiées à autrui et autres promesses de spiritualité stéréotypées et monnayées.
Ces injonctions au recul avaient déjà des allures de ritournelle lénifiante. Plutôt que d’interroger le fond du problème – c’est-à-dire un système économique et politique ultralibéral qui dans sa course effrénée à la croissance, à la productivité, à la compétitivité, pressure les gens, fait la chasse aux maillons faibles etrenvoie à la marge les plus fragiles –, elles présentent comme ultime art de vivre, comme sagesse accomplie, de se retirer en sa demeure un casque sur la tête. Comme le rappelait Mona Chollet, ceux qui justement n’en ont pas, de demeure, ou si exiguë, et dont les conditions telles de travail ne leur laissent pas le temps d’en profiter, appréciaient déjà. Ceux qui revendiquent d’autres modèles, d’autres rythmes, d’autres solidarités, un autre ordre, ceux qui prônent l’action politique, la manifestation, la revendication, l’élan collectif ? Doux rêveurs rescapés d’une autre époque, voire individus à garder à l’œil.
Pourtant, le recul est porteur d’une autre dimension, plus profonde : celle d’un changement de perspective. Dans ce mouvement vers l’arrière, ce n’est pas du désengagement ni de la passivité qu’il faudrait entendre, c’est bien au contraire l’art de prendre la distance nécessaire – dans l’espace, dans le temps, vis-à-vis des autres – pour adopter la position la plus juste. Une stratégie. Face aux accélérations numériques, à la circulation ultrarapide d’une information jetable, à la culture de l’urgence, le recul invite à renouer avec les exigences du temps long, de la profondeur. Ce n’est pas une simple pause mais un véritable temps d’arrêt, de réflexion, pour laisser sa chance à la complexité.
Prendre du recul, non pas pour se tenir à la marge de dossiers décidés ailleurs, mais pour se donner les moyens de contribuer en connaissance de cause au débat. Pas pour se cantonner à une frileuse neutralité présentée comme de l’objectivité, mais pour pouvoir, comme le préconise l’historien américain Howard Zinn, envisager de véritables et sincères engagements.
Recul : mouvement pour prendre un nouvel élan.
Pour aller plus loin :
Chez soi, une odyssée de l’espace domestique, Mona Chollet, Zones, 2015
L’impossible neutralité, autobiographie d’un historien et militant, Howard Zinn, Agone, 2013
Engagement et distanciation, Norbert Elias, Fayard, 1993
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Kenza Sefrioui est docteur en littérature comparée, de l'Université Paris IV-...
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