Faire avancer un statut pas très avancé
Auteur : Aziz El Yaakoubi
Le Maroc ressemble à un arbre dont les racines nourricières plongent profondément dans la terre d’Afrique et qui respire grâce à son feuillage bruissant des vents d’Europe». Cette formule, que l’on doit à Hassan II (Le Défi, 1976), montre que les ambitions européennes ne datent pas d’hier. En réalité, le monarque n’avait guère fait d’efforts pour voir aboutir la première demande officielle d’adhésion, adressée le 15 juin 1984 à François Mitterrand, alors président en exercice du Conseil européen. Ce n’est qu’en 1996 que les relations entre le Maroc et l’Union européenne (UE) se formalisent, avec la signature de l’accord d’association. Un prélude au statut avancé, que le Maroc ne doutait pas d’obtenir rapidement. «Partant du principe que le Maroc était le seul pays à avoir une structure permanente de «dialogue politique renforcé» avec l’UE, l’État marocain estimait qu’il pouvait donc aller aussi loin et aussi vite que possible dans la construction de cette relation pour concevoir, le moment venu, un nouveau cadre juridique et institutionnel qui aille au-delà de l’association», analysent Larbi Jaïdi et Ivan Martin dans leur rapport publié par l’IE-Med à barcelone.
A présent que le statut avancé a été signé (en 2008), le grand défi, selon les deux chercheurs, est de concrétiser les possibilités qu’il offre. En effet, l’analyse du document conjoint publié après l’accord et le bilan de sa première année d’application suscitent quelques doutes sur la valeur ajoutée de ce nouveau cadre. A cela, il faut ajouter que cet accord n’a aucune chance d’aboutir s’il n’est pas simultanément accompagné d’une politique d’intégration régionale au sein du Maghreb.
Avancées concrètes ?
Sur le papier, cet accord entre le Maroc et l’UE a plusieurs objectifs : le renforcement des relations bilatérales afin «d’accompagner la dynamique endogène que connaît le Maroc» et d’accélérer le mouvement du partenariat Maroc-UE ; l’intégration du Maroc au marché intérieur de l’UE en «reprenant progressivement l’acquis communautaire de l’UE» la conclusion d’un accord de libre-échange global et approfondi ; la connexion du Maroc aux réseaux transeuropéens de transports et des TIC, ainsi que la participation du Maroc à certains programmes et agences communautaires.
Ainsi, le statut avancé se résumerait à une adhésion du Maroc à l’acquis communautaire, qui pourra en échange participer à certains programmes communautaires, accéder au marché unique et bénéficier d’une assistance financière «appropriée». «Le document conjoint reste avant tout un accord pour continuer à négocier et apprendre sur le chemin, au fur et à mesure de la mise en œuvre de ses actions. Il n’a aucun caractère contraignant, n’entraîne pas d’engagements fermes des parties», résume le rapport de l’IEMed.
Les intérêts sont bien sûr présents des deux côtés mais les divergences semblent donner du fil à retordre à la concrétisation de ce statut. Le rapport souligne que même si les avancées sont évidentes en termes de processus de rapprochement des relations, pour les dossiers substantiels, en revanche, les progrès sont beaucoup plus mitigés. Aucune avancée concrète n’a été observée, ni en matière de libre-échange, ni sur les perspectives d’assistance financière, pas plus qu’au niveau de la mobilité des personnes. La conclusion des négociations sur la libéralisation agricole, prévues tous les cinq ans dans le cadre de l’accord d’association, annoncée en décembre 2009 par la Commission européenne et le gouvernement marocain, marque un pas en avant. Cependant, elle doit encore être ratifiée et, surtout, elle ne change pas la logique du système de quotas, calendriers de commercialisation et prix minimaux jusqu’à présent en application. Notamment pour les fruits et légumes les plus sensibles qui représentent un potentiel important pour le Maroc (tomate, ail, clémentine, fraise, courgette et concombre). «Dans tous les cas, le statut avancé ne semble avoir eu aucun impact décisif sur la dynamique des négociations commerciales qui ont suivi leur cours au même rythme qu’auparavant, que ce soit dans le secteur agricole, les services ou le droit d’établissement», alerte le document.
Des pistes et des pistes…
Pour dépasser ces blocages et donner de la substance à cet accord, les deux chercheurs formulent plusieurs recommandations. En premier lieu, il faudrait formaliser les engagements pris par les deux parties par un nouvel instrument conventionnel bilatéral, établissant le statut avancé comme un partenariat privilégié, spécifique et stratégique, au-delà des déclarations d’intention et des aléas politiques du moment. Autre recommandation : la réforme des institutions de suivi de l’accord d’association constitue un préalable nécessaire à l’efficacité de la mise en œuvre du statut avancé. Ces instances jouent un rôle central dans la gestion des relations entre les deux parties, mais leur fonctionnement souffre de certaines défaillances (faible fréquence des réunions, surcharge du Conseil, politisation, gestion de l’urgence…).
La troisième piste insiste sur le fait d’impliquer la société civile, les entreprises et les syndicats à tous les niveaux du statut avancé. La création d’un «sous-comité société civile» dans le cadre du Conseil d’association UE-Maroc, pourrait constituer une première étape dans cette direction et permettrait de mesurer l’engagement des acteurs sociaux dans le processus du statut avancé. Larbi Jaïdi et Ivan Martin suggèrent également la création d’un «Comité de suivi du statut avancé», composé d’un nombre limité d’experts indépendants et représentants de la société civile des deux parties. Ils seraient chargés d’élaborer un rapport annuel sur les progrès du statut avancé, en s’appuyant sur les indicateurs définis d’un commun accord.
Assistance financière
Afin de permettre une meilleure mobilité entre les deux rives, les chercheurs ajoutent que l’UE et le Maroc doivent conclure un accord dans le cadre du Programme bilatéral de coopération transfrontalière, faisant allusion au projet de tunnel transméditerranéen. Les deux parties gagneraient aussi, toujours selon le rapport, à ratifier dans les plus brefs délais l’accord sur la libéralisation du commerce des produits agricoles, agricoles transformés et de la pêche, conclu entre la Commission européenne et le gouvernement du Maroc. Ceci dans le but d’ouvrir des négociations pour un accord de libre-échange global et approfondi. Autre recommandation : définir clairement la forme de l’assistance financière européenne au Maroc, même s’il n’est pas possible, pour l’instant, de prendre des engagements fermes et précis tant que les budgets 2014-2018 ne sont pas établis. Sur le plan humain, afin de promouvoir une intensification des contacts entre les peuples, Larbi Jaïdi et Ivan Martin préconisent l’instauration d’un fonds de promotion, de financement et de gestion des échanges entre les sociétés du Maroc et des États membres de l’UE : échanges culturels, scolaires, universitaires ou encore professionnels. Ce «Fonds d’échanges avancés UE-Maroc» pourrait être mis en place immédiatement.
La onzième recommandation, qui fait également office de conclusion, consiste à clarifier de façon explicite l’offre européenne en termes de mobilité des personnes, en échange de la signature de l’accord de réadmission des nationaux des pays tiers qu’elle exige. Les chercheurs suggèrent d’imiter l’exemple de la politique de l’UE vis-à-vis des pays de l’Europe de l’Est. Le but est d’aller, à long terme, vers une libéralisation des visas, afin de permettre la libre circulation de la main d’œuvre.
A bon(s) entendeur(s)…
Par : Aziz El Yaakoubi
L'ascension des chefs d'entreprises soussis
Auteur : Farid Boussaid
L’accession des Soussis à de hauts milieux économiques et politiques a toujours fait l’objet de nombreuses recherches. Elle reste de nos jours un sujet d’intérêt comme en témoignent de nouveaux articles récemment parus, comme ceux consacrés à l’actuel ministre de l’Agriculture, Akhennouch, et à ses origines soussies. Un éminent observateur de la société marocaine, John Waterbury, consacra tout un livre à un commerçant soussi, en l’occurrence Hadj Brahim, dans une tentative de comprendre la montée des Soussis, le sens de l’identité du groupe et la manière dont ils se sont adaptés à la ville durant les quelques décennies turbulentes qu’a connues le Maroc avant et juste après l’indépendance. Le récit que ce spécialiste consacra à la vie de Hadj Brahim semble suggérer que la réussite entrepreneuriale des Soussis repose d’une part sur leurs caractéristiques propres, et d’autre part sur le contexte dans lequel ils opérèrent.
Sur la voie des juifs
Par le biais du récit consacré à Hadj Brahim, Waterbury établit une brève description du contexte économique et politique au sein duquel les chefs d’entreprise soussis furent en mesure de mettre le pied hors de leurs villages et de leurs vallées.
L’une des principales circonstances qui permirent aux Soussis d’échapper à la pauvreté dans les villages et de s’aventurer dans le commerce était l’expansion des «villes nouvelles» dans les cités marocaines. Les commerçants soussis surent ainsi profiter du pouvoir d’achat des Européens dans les villes. Ils ouvrirent alors boutique principalement à Casablanca. Mais quand la concurrence devint plus féroce en raison de l’afflux massif de membres de tribus, notamment après l’indépendance, certains d’entre eux choisirent de fournir les quartiers des villes marocaines, allant même jusque dans les bidonvilles. Or, à mesure qu’ils s’installaient dans ces quartiers nouvellement construits, ils comptaient sur une clientèle marocaine à revenu fixe.
Par la suite, ils tirèrent profit de la Seconde guerre mondiale, lorsque se produisit le débarquement des alliés, et avec les Américains comme clients, les années de crise furent vite oubliées. L’essor des investissements français après la Seconde guerre mondiale et la croissance des villes furent propices aux affaires, et cela signifia aussi que l’ascension des Soussis n’avait pas à se réaliser au détriment d’autres groupes comme les juifs ou les Fassis. De fait, les juifs donnèrent même un coup de main aux Soussis. Lorsque les juifs portaient leurs choix sur d’autres professions ou passaient à d’autres activités commerciales, leurs positions étaient en premier lieu occupées par les Soussis. Ainsi, alors que les Soussis détenaient principalement l’alimentation de détail et de gros, les Fassis étaient fermement établis dans le commerce des draps. Toutefois, les membres des trois groupes surent coopérer à la mise en place de grands projets, en particulier dans le milieu des grands hommes d’affaires.
Il n’en reste pas moins vrai que la capacité d’adaptation des Soussis dans les villes est illustrée par leur coopération étroite avec les juifs. Cela fut particulièrement visible dans le commerce du thé, produit important dans une nation de fervents consomateurs de ce produit. Les juifs avaient de longue date établi des liens avec les exportateurs de thé britanniques. Le commerce d’importation était dominé par une poignée de familles juives et les commerçants soussis pouvaient garantir aux importateurs juifs un flux constant d’acheteurs à travers le pays. Comme la consommation de thé est intimement liée au sucre, les grossistes soussis avaient un ardent désir d’avoir la franchise du sucre produit par la société française «Consuma». Ces liens leur permirent de devenir l’un des plus importants négociants en thé et en sucre.
Avec la nationalisation de l’importation du thé en 1958, l’emprise juive sur les importations de thé était brisée. Cela fournit une nouvelle opportunité aux Soussis, qui s’adaptèrent facilement à l’intervention de l’Etat. Ils obtinrent des franchises et certains devinrent des conseillers pour le nouvel Office national du thé. Ensuite, en raison de leur connaissance approfondie du marché, ils furent capables de manipuler cette nouvelle institution et ont ainsi profité du marché noir émergent du thé. Le marché du thé aurait été dominé dans les années soixante par seulement dix commerçants soussis.
Outre le commerce, les négociants soussis furent également actifs dans la sphère politique. C’est ainsi qu’ils participèrent à la première grande grève industrielle contre «Consuma», en 1936. Plus important encore, ils prirent part au mouvement de résistance en milieu urbain. Les commerçants soussis dans la ville avaient en effet un vaste réseau qui se révéla très précieux dans l’organisation de la résistance en milieu urbain au cours de la lutte pour l’indépendance. Les Français tentèrent alors d’exploiter la rivalité entre Soussis et Fassis, mais ils échouèrent. Les Soussis, eux, ont beau être contrariés par la domination fassie dans l’Istiqlal, la plupart choisirent cependant de serrer les rangs et de lutter ensemble pour l’indépendance.
Lorsque le Maroc devint indépendant en 1956, cette activité de résistance fut récompensée par le nouveau gouvernement par l’octroi de licences et de franchises. Toutefois, les Soussis étaient indignés par le fait que la plupart des récompenses furent reçues par les plus instruits et les plus riches des Fassis. Alors, quand des membres de l’Istiqlal, les plus militants et les plus intellectuellement engagés, rompirent avec leur parti et formèrent l’UNFP, de nombreux Soussis y adhérèrent, trouvant là une possibilité de sortir de la coupe de la bourgeoisie fassie. Leur première victoire eut lieu en 1960 avec l’élection d’un grand nombre de Soussis à la Chambre de commerce de Casablanca. Mais les commerçants soussis engagés dans la politique ne semblaient pas être motivés par des questions d’ordre politique, ils semblaient plutôt chercher à accéder à des réseaux. Ils pensaient donc en termes matériels. Voilà pourquoi lorsque la rhétorique des intellectuels devint trop abstraite et socialiste, ils perdirent tout intérêt pour l’UNFP qu’ils commencèrent à quitter, surtout quand l’opposition des militants de ce parti fut soumise à une plus forte répression du Palais. Certaines figures de proue au sein de la communauté soussie furent attirées par le FDIC (Front pour la défense des institutions constitutionnelles), nouveau parti pro-palais, qui était considéré comme anti-Istiqlalien et anti-fassi. Puis une fois l’activité du parti en question en régression dans la deuxième moitié des années soixante, de nombreux Soussis eurent l’idée de mettre en place une organisation pour la médiation d’intérêts collectifs, telle que l’Union marocaine des grossistes de produits alimentaires. Pour la plupart des Soussis, la politique était une autre manière de faire des affaires, et pour cela le pragmatisme était essentiel.
Par delà le particularisme soussi
Parmi les principales raisons qui incitèrent les Soussis à chercher un gagne-pain ailleurs figurent les conditions de vie pénibles. Ceci explique entre autres leur implication dans le commerce transsaharien et leur migration vers des villes du Nord comme Tanger et Fès. Même si les querelles étaient assez fréquentes et souvent motivées par la rareté des ressources, la migration des hommes vers le Nord créa sa propre dynamique, dont la principale motivation était la concurrence pour le prestige de quitter le village. L’argent gagné dans la ville était réinvesti dans le village, essentiellement dans la construction de maisons et de villas1.
Leur succès dans le commerce est généralement attribué à leur travail acharné et à leur tempérance et leur modération2. Les commerçants soussis ne cherchent pas en effet à réaliser des gains rapides, mais capitalisent lentement leurs bénéfices. Leur esprit d’entreprendre signifiait toutefois qu’ils pouvaient opter aussi facilement pour le court terme en adoptant un comportement spéculatif, plutôt que d’investir à long terme. Mais un facteur de succès essentiel joua en leur faveur : les commerçants soussis furent toujours capables de vendre au meilleur prix. Comme ils étaient relativement nouveaux dans le commerce de détail, ils n’étaient pas contraints par des traditions anciennes et pouvaient innover dans leurs entreprises. Ce qui distingue les Soussis des Arabes de la Chaouia, par exemple, est que les premiers ne sont pas découragés par la complexité de la ville et sont suffisamment avertis pour bénéficier des opportunités d’affaires que la ville leur offre. Aux yeux de Waterbury «les Soussis allient le manque de scrupules levantin et une dévotion calviniste à la tâche, sans en attendre toujours une réussite durable»3.Aussi intéressante que soit la description des normes qui motivent le comportement de Hadj Brahim, Waterbury reste conscient que les généralisations ne sont pas toujours utiles : «Le Hadj est, dans les dires et les faits, pour le travail sans relâche et la compétence, la modération et la planification, l’effort personnel, la vie saine et la piété. Pourtant, il viole parfois, dans les dires comme dans les faits, chacune de ces normes»4.
La concurrence dans la ville est féroce et impitoyable. Cela ne signifie pas que les Soussis ne s’entraident pas ; bien au contraire, l’octroi de crédits et le montage de coentreprises sont choses courantes entre les membres de la famille et ceux de la tribu. La crainte de perdre sa réputation est un bon moyen de prévenir les défauts de paiement des commerçants.
Par contre, faire partie d’un système de crédit communautaire assure une place au sein du réseau, et crée donc une certaine forme de cohésion entre les commerçants.
La rivalité interne si caractéristique de la vie au village fut reproduite dans la ville au travers de la concurrence commerciale5, mais l’identité du groupe permit également aux Soussis de maintenir un front commun face à la concurrence extérieure. Le fait de s’être aventuré dans le commerce permit de conserver la cohésion du groupe plus facilement que si les Soussis avaient opté pour un travail salarié. Même s’il semblait que les Soussis avaient tendance à préférer le commerce plutôt que le travail salarié, ce qui est illustré par le proverbe: «Frank diyal Tijara khayr min myat ijara», ou littéralement «un centime provenant du commerce vaut mieux que cent centimes perçus pour un travail de salarié».
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Lorsque les Soussis commencèrent à s’implanter également dans le commerce en gros, ils eurent l’occasion d’aider les nouveaux arrivants de la tribu à monter leurs épiceries. Les anciens liens tribaux furent mis en service pour accéder aux places marchandes dans les villes. Les grands patrons apparurent alors au sommet d’une hiérarchie verticale. La place dans la hiérarchie était déterminée par le succès commercial et non pas par l’affiliation tribale. Cependant, les codes des groupes pouvaient être utilisés pour résoudre les problèmes entre eux sans avoir à recourir aux tribunaux.
Selon Waterbury, le succès des Soussis ne s’explique par rien d’inhérent à leurs groupes. Lorsque les circonstances poussèrent certains d’entre eux vers le commerce, certaines de leurs caractéristiques vinrent à maturité. Les Soussis ne quittèrent d’ailleurs pas tous leurs villages pour le commerce, certains s’installèrent en Europe pour devenir ouvriers, et là cette même ingéniosité avait moins de valeur. La seule chose qui peut-être distingue les Soussis des autres Marocains, c’est qu’ils ont tendance à être plus prompts à saisir les opportunités qui leur sont présentées. Le fait qu’ils s’aventurèrent dans le commerce leur permit, plus qu’à d’autres tribus, de maintenir une sorte de cohésion de groupe à travers les réseaux commerciaux.
Ce ne sont toutefois pas des créateurs, au sens le plus fort du terme. Ils investissent des milieux d’affaires déjà constitués. Pour qu’ils fassent partie de l’élite au pouvoir décisionnel «ils [devraient] infiltrer les professions, l’armée et la bureaucratie […]. Mais alors nous n’aurions plus affaire au phénomène soussi. La pratique du commerce dans le Nord, comme celle de l’agriculture dans la vallée, deviendraient alors des réminiscences du passé soussi, une phase importante de leur accès au statut d’élite, où ils ne seraient plus le rouage du grand dessein de quelqu’un mais des concepteurs eux-mêmes» .
Cette ascension, comme Waterbury l’a souligné dans les dernières observations de son livre, a été accomplie par de nombreux Soussis appartenant à l’élite économique et politique marocaine. Leur réussite n’est pas due uniquement à des prédispositions typiques, mais elle s’explique également par une prise en compte du contexte dans lequel ils eurent à intervenir. Il serait enfin intéressant de noter que la catégorisation en termes de Soussis est encore courante, soit par ceux qui analysent la société marocaine et écrivent à son sujet, soit par les Soussis eux-mêmes, ce qui en fin de compte montre que l’héritage inhérent à des tribus et à l’identité du groupe revêt encore de l’importance.
Par Farid Boussaïd
L'esprit d'entreprise ou d'entreprendre?
Auteur : Laetita Grotti
Qui sont les chefs d’entreprise au Maroc? Quelles sont les motivations à l’origine de leur passage à l’acte ? Quelles sont les principales caractéristiques des sociétés créées ? Quelles difficultés rencontrent ces chefs d’entreprise dans leur démarche ? A l’inverse, sont-ils soutenus, conseillés, orientés au cours des différentes phases du processus de création ? Autant de questions auxquelles l’étude menée par le cabinet For Conseil, mandaté par le Centre des Jeunes Dirigeants (CJD), tente d’apporter des éléments de réponse1 et ce en vue d’élaborer une stratégie permettant un développement significatif de l’entrepreneuriat au Maroc.
Un premier constat tout d’abord : avec 57 091 entreprises créées en 2007, le Maroc a enregistré une augmentation de 20% du nombre de créations d’entreprises entre 2003 et 2007. Notons à cet égard que les «sociétés personnes morales» ont connu une évolution de 134% contre une régression de 14% de la forme juridique «personne physique». Si les promoteurs de l’étude relèvent l’impact évident qu’ont les mesures incitatives sur le potentiel entrepreneurial d’un pays et, partant, l’impact qu’ont eu les initiatives d’accompagnement auprès des créateurs au Maroc, ils n’en soulignent pas moins que l’offre actuelle des intervenants en pré-création, création et post-création ne touche guère plus de 15% des 57 000 entreprises créées (le Maroc compte une quinzaine d’organismes publics, privés et associatifs de soutien). Un beau chantier en perspective !
L’entreprise : une affaire d’hommes «opportunistes»
Sans grande surprise, la création d’entreprise reste un acte essentiellement masculin (78,5% contre 21,5% des femmes) accompli à un âge relativement mature, puisque l’âge moyen est de 34 ans (63% des créateurs sont situés dans la tranche d’âge 25-35 ans. Si on allonge la tranche de 25 à 45 ans, le pourcentage augmente de manière considérable à 82%). Ce qui nous renseigne sur le degré de difficulté de la tâche d’entreprendre.
Plus intéressantes sont les principales motivations citées par les chefs d’entreprise pour expliquer leur passage à l’acte. Ainsi, ils sont 75% à déclarer «saisir une opportunité», 70% à être en quête d’une autonomie. Enfin, pour 65% des entrepreneurs, le processus de création est le résultat d’une longue expérience. A titre de comparaison, les promoteurs de l’étude se sont intéressés aux motivations invoquées par les chefs d’entreprise français. Apparaissent en tête le souhait d’indépendance, le goût d’entreprendre ou le désir d’affronter de nouveaux défis, l’envie d’augmenter son revenu ou encore la volonté de sortir du chômage et assurer son emploi. Il est par ailleurs notable que 13% des créateurs touchés par l’enquête ont déjà fait des tentatives de création d’entreprise par le passé et que 75% d’entre eux ont gardé la même activité.
De la très petite entreprise à la petite entreprise
Mais ce sont les caractéristiques des entreprises créées qui nous renseignent le plus sur le tissu économique marocain. D’évidence, la réforme des statuts de la SARL - en particulier l’abaissement du capital social minimal de 100 000 à 10 000 dirhams - a joué un rôle appréciable dans la création d’entreprises, puisque 85% choisissent cette forme juridique. Reste que le détail nous permet d’affiner cette donnée : 58% le sont en «associé unique» et 37% sont formées par deux associés. Par ailleurs, la grosse majorité de ces entreprises (60%) ont un capital de démarrage de 10 000 dirhams - elles ne sont que 2,6% à dépasser les 500 000 dirhams. Il ressort ainsi clairement de ce qui précède que les entreprises nouvellement créées sont des très petites entreprises (TPE) et des petites entreprises.
Ce qui explique sans doute que 32% des chefs d’entreprise, - soit un sur trois ! - ne réalisent aucun investissement. Ils sont un peu moins de la moitié (45%) à investir jusqu’à 300 000 dirhams dans leur nouvelle activité. De ces données découle sans surprise un nombre d’emplois créés relativement faible, puisque 34% de ces nouvelles entreprises comptent moins de deux salariés, quand elles ont la même proportion à salarier entre 2 et 4 personnes.
Ma petite entreprise… connaît la crise
Plus problématique est le fait qu’il faille 6 mois à 43% des entreprises pour démarrer leur activité une fois les formalités de création dûment enregistrées et près d’un an à 25% d’entre elles. De quoi décourager les plus motivé(e)s ! Ce ne sont d’ailleurs pas les obstacles qui manquent, tout au long du processus de création d’une entreprise et de son développement. Sans surprise, l’accès au financement et aux crédits bancaires caractérisés par la lenteur et la complexité des procédures apparaît en tête de peloton. Corollaire direct : l’insuffisance d’autorité ou de pouvoir d’influence sur les organismes de financement lorsqu’il s’agit de débloquer des difficultés liées au financement. Sans grande surprise non plus la délivrance des autorisations apparaît d’autant plus problématique que l’activité nécessite une autorisation au niveau de l’administration centrale. A ces obstacles exogènes s’ajoutent des freins endogènes. Ainsi en est-il de l’inadéquation du profil des créateurs aux exigences du marché : manque d’ouverture d’esprit, aspects culturels, qualité relationnelle, communication, aptitudes au succès et manque de persévérance sont pointés du doigt. Mais comment passer sous silence le manque de créativité et d’innovation relevé par l’étude, la plupart des entreprises se contentant «d’imiter» des projets existants. Ce qui pour certains s’explique par un problème de formation aux sciences de l’entreprise, au management, à l’organisation, à la prospection de marché, à l’étude de faisabilité, à la stratégie…Mais aussi par l’insuffisance des structures d’accueil et de soutien pour les créateurs d’entreprises ainsi que par une durée d’accompagnement jugée elle aussi insuffisante… quand elle existe !
Des besoins, encore et toujours
Formation, information, accompagnement : tel semble être le triptyque hors duquel point de salut pour l’entrepreneuriat au Maroc. En matière de formation, les créateurs plébiscitent largement tous les aspects relatifs à la création, comme la conception du business plan, la bonne gestion de l’entreprise, la vente, le marketing, le développement de leur propre expertise, mais aussi les formations en développement personnel, en communication et langues, ainsi que dans les désormais fameuses NTIC.
Les demandes d’informations sont plus orientées vers les données de base comme les informations sectorielles, les études et analyses thématiques et sectorielles, les tendances du marché, ainsi que les mécanismes de financement et de soutien existants.
Mais c’est bien évidemment en termes d’accompagnement que les demandes sont les plus patentes, en particulier au cours de séances individuelles. Pour ce faire, les créateurs insistent au niveau de la phase de «pré-création» sur la nécessaire multiplication des guichets et leur professionnalisation et, partant, sur le renforcement des moyens humains et matériels au niveau des organismes de soutien. Mais ils demandent également à ce que soient mieux protégées leurs idées et que la confidentialité des projets soit respectée.
Pour la phase relative à la création proprement dite, le besoin d’allègement des procédures et des formalités, notamment pour les PME et les TPE, arrive largement en tête. Ainsi en est-il de leur souhait de voir «le guichet unique pour la création d’entreprise» présent sur tout le territoire national. De même qu’ils réclament la réduction des délais nécessaires à la création.
Enfin, les besoins identifiés pour la phase post-création relèvent plus de l’accompagnement pour l’accès au financement, la mise en réseau, le développement de leurs aptitudes managériales, ainsi que celles de leurs collaborateurs. Ils demandent également plus d’implication de la part de l’Etat pour résoudre les problèmes de locaux commerciaux et industriels dont la rareté et la cherté entravent tous les efforts de promotion et de développement des PME et des TPE.
La phase de financement, isolée du reste, se caractérise par un besoin d’assainissement et d’allègement des procédures bancaires pour l’octroi de crédits. Mais nos entrepreneurs souhaitent également que soit mieux coordonnée l’action des organismes de soutien et ceux de financement, qu’il y ait une véritable diversification des produits bancaires adaptés aux différents besoins des créateurs, voire que soient développées d’autres alternatives de financement. De quoi alimenter moult débats et force réflexion ! Autant dire que la CJD et les autres acteurs de l’entreprenariat marocain ont du pain sur la planche.
Par : Laetita Grotti
Quel avenir pour les petits producteurs?
Auteur : Rachid Hamimaz
Regoverning Markets, tel est le nom de code donné au programme mondial de recherche, initié en 2007 dans 9 régions dans le monde (près de 70 pays participants) et dans lequel s’inscrivent les trois rencontres organisées au Maroc sous l’impulsion de l’Institut agronomique et vétérinaire (IAV) Hassan II et l’association Targa-Aide. Ce programme vise à assister les producteurs, entrepreneurs et décideurs à anticiper et répondre aux défis de l’environnement en mutation. Dans ce cadre, une attention particulière est portée à la relation entre grande distribution et petits producteurs.
Sans surprise, agriculteurs et acteurs économiques et institutionnels ne posent pas le même regard sur cette relation. Pour les premiers, les difficultés d’intégration au marché moderne sont principalement dues à une organisation professionnelle insuffisante, une faible information sur les marchés et les prix, un intérêt faible pour les circuits modernes de commercialisation dont la part est jugée encore malingre, l’incapacité de produire la quantité et la qualité exigées par les circuits modernes, un encadrement faible et un cadre juridique inexistant pour aider à l’inclusion, enfin une trésorerie des plus minces.
Dépasser l’informel et la désorganisation
Côté acteurs économiques et institutionnels, on préfère s’intéresser aux tendances qui poussent au développement des marchés modernes. Ainsi en est-il des changements futurs au niveau des préférences des consommateurs et du pouvoir d’achat, de la libéralisation des circuits de distribution de gros (réforme en cours), de l’extension des grandes et moyennes surfaces (GMS) y compris dans les villes moyennes, des accords commerciaux de libre échange et de la mise à niveau (textes en cours) ainsi que de la diversification de l’offre. Si pour eux, les freins au changement sont à chercher du côté des marchés informels, des changements climatiques et de la désorganisation des producteurs, reste qu’il existe 6 grandes opportunités, identifiées comme majeures lors de ces rencontres, pour faciliter l’intégration des petits et moyens producteurs dans les marchés de demain. Ont ainsi été mises en avant les opportunités réelles de tisser des liens avec les marchés, la professionnalisation doublée de spécialisation, l’implication plus forte des supermarchés auprès des petits et moyens producteurs organisés, l’accroissement de la demande en produits de qualité et l’ouverture des marchés. On le voit, les opportunités existent et ont été identifiées. Tout comme leur corollaire : les menaces majeures que représentent la standardisation des produits et l’appauvrissement de la diversité, la forte dépendance vis-à-vis des GMS, l’ouverture des marchés de plus en plus grande, des consommateurs de plus en plus exigeants en terme de qualité alimentaire, l’évolution très rapide des marchés structurés, les exigences élevées des GMS (coûts, quantité, qualité, régularité), les problèmes d’assurance, les difficultés d’accéder au crédit, le déficit de compétences, la concurrence déloyale (informel) et le risque de disparition des souks traditionnels.
Formation et regroupement
Dès lors, quelles actions envisager afin de minimiser les effets possibles de ces menaces ? C’est lors de la 3ème rencontre, où étaient réunis l’ensemble des acteurs concernés, que des pistes ont été dégagées. Comme celle de moderniser et développer des circuits traditionnels, regrouper des petits producteurs ou encore développer la relation de partenariat entre eux et les GMS, voire la recherche d’opportunités à l’export, et ce pour répondre à l’angoisse d’une trop forte dépendance envers les GMS.
Côté compétences, des mesures telles que la formation à la gestion et aux approches de marché, la transformation des personnes physiques en personnes morales, puis l’implication des administrations, des ONG, des collectivités locales pourraient pallier leur déficit. Quant aux effets de la menace relative à l’évolution rapide des marchés structurés, ils pourraient être, selon la recherche, minimisés par les actions suivantes : le regroupement en associations ou coopératives pour sortir de l’informel, éviter les intermédiaires et avoir des structures adaptées ; la sensibilisation des petits agriculteurs sur les nouveautés en terme de production (rendement) et qualité ; le renforcement des liens entre les petits agriculteurs et les transformateurs (par voie de contractualisation), puis l’identification de marchés niches (ex. produits de terroir) avec mise en place d’un système de traçabilité.
Certes, la menace de l’ouverture des marchés est de plus en plus grande, mais elle peut être prévenue, conclut l’étude, par l’organisation d’interprofessions prenant en compte la qualification des petits et moyens producteurs, l’organisation des circuits de commercialisation (marchés de gros et abattoirs), le soutien aux producteurs (aides financières, exonération fiscale sur les intrants), l’amélioration de la qualité et de la normalisation (vulgarisation des signes de qualité…), ainsi que la différenciation des produits (biologique, terroir …).
Des stratégies opérationnelles
Trois rencontres auront donc été nécessaires pour formaliser des stratégies opérationnelles. La première, portant sur le producteur – petit ou moyen exploitant - concerne les facteurs d’amélioration de la qualité des produits tout le long la chaîne de valeur - et le partage des connaissances sur les exigences du marché. Ce qui suppose de travailler en amont sur le développement, sur les marchés et les bases de données, et le développement de capacités (compétences, gestion financière).
Le secteur public doit quant à lui revitaliser le rôle et les fonctions des agents d’exécution incluant les services techniques et leur adaptation aux marchés modernes, à la planification de production et aux bonnes pratiques agricoles. Il lui revient également d’améliorer l’infrastructure de transport pour renforcer la compétitivité des petits producteurs.
Enfin, comment ne pas évoquer le renforcement des liens entre les secteurs public et privé ? Pour ce faire, de nouveaux modèles de partenariat entre producteurs et marchés modernes doivent voir le jour. De même qu’il s’agit de favoriser le développement de partenariats précis et exigeants entre producteurs et détaillants modernes, connus sous le label de «Grande distribution». Vœux pieux ? Plutôt, pistes plausibles à creuser.
Par : Rachid Hamimaz
Le Maroc au temps des entrepreneurs
Auteur : Myriam Catusse
Myriam Catusse considère le Maroc comme un laboratoire des transformations du capitalisme, et ce en suivant deux axes principaux. Le premier s’intéresse aux enjeux des privatisations en tant qu’instrument qui engendre une nouvelle génération d’entrepreneurs, au clivage entre action publique et investissements privés et à la formation de nouveaux pouvoirs dans un cadre marqué par la normalisation. Le second s’attache aux conditions de l’entrée des entrepreneurs dans l’environnement politique, à travers le rôle de groupes d’intérêt comme les Chambres de commerce et d’industrie, la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), les partis politiques, les associations et les syndicats.
Dès le début trois problématiques importantes se dégagent. La première est double : d’un côté, les difficultés de l’Etat dues aux déséquilibres économiques de la balance courante de la fin des années 1970. Se posait alors la grande question des systèmes d’accumulation de richesses, de leur redistribution, tout en assurant la pérennité du régime – n’oublions pas les deux coups d’Etat, les troubles de 1973 et le problème de la récupération des provinces du sud. De l’autre, la question des ressources, des prédispositions des différents opérateurs économiques, ainsi que leur capacité à gérer avec profit et rationalité la vague des réformes néolibérales du programme d’ajustement structurel (PAS) de 1983.
La deuxième date de 1989, quand le Parlement a adopté la loi sur les privatisations, dans la suite logique du PAS, négocié tant bien que mal avec la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. La troisième se résume dans une image forte : en 1996, à la suite de la difficile campagne d’assainissement,
Hassan II reçoit la CGEM avec cette phrase marquante : «Nous faisons partie d’une seule et même équipe et notre objectif commun est de gagner le défi économique, social et de la dignité du Maroc».
Un capitalisme opportuniste
De ces problématiques découlent, sur les vingt dernières années, de grandes transformations, marquées par des réformes néolibérales qui donnent au capitalisme marocain une singularité et un caractère paradigmatique. Ces transformations interpellent l’auteur par rapport à la bourgeoisie et à son rôle dans l’évolution du Maroc contemporain. Bourgeoisie «non bourgeoise», bourgeoisie «makhzénienne», antérieure au protectorat, ou «d’Etat» qui ne peut être liée qu’à un capitalisme d’Etat ? Le débat reste entièrement posé. Une chose est sûre: elle est critiquée pour ses activités de rente peu productivistes, peu industrialisantes et certainement peu entrepreneuriales.
Il est certain que les Marocains n’ont pas encore réglé la question existentielle de leur relation à l’argent, étant donné les valeurs et repères en cours sur la moralité du capital ou les pesanteurs de la culture matérielle du succès. Durant les deux dernières décennies, la formation de grandes fortunes a marqué un tournant dans l’émergence d’une nouvelle élite, constituée de grands propriétaires terriens, de hauts fonctionnaires, d’enseignants, d’industriels, d’hommes ou de femmes d’affaires et de commerçants, et qui accède au pouvoir législatif. Toutes ces catégories, largement identifiées sur le plan statistique et qui contribuent aux changements politiques, sociologiques et économiques, sont en décalage avec le concept d’entrepreneur, notion encore inexistante à la direction de la statistique du HCP et caractérisée par le clivage, pour ne pas dire le paradoxe, entre modernité et traditionalisme.
L’entreprise marocaine s’inscrit par conséquent dans une adaptation et un ajustement évolutif qui semble lent et certainement pas dans une transition radicale d’un état économique vers un autre. La preuve, c’est que ce nouveau langage autour de l’espace politique et social, de la légitimité des nouveaux pouvoirs privés face à un pouvoir public, est en train d’évoluer sous l’effet de cette manne que l’Etat a offert au secteur privé par les privatisations. Le capitalisme du Maroc est un capitalisme opportuniste, créé par l’Etat et qui continue à être soutenu par les pouvoirs publics. C’est ainsi que les industries manufacturières sont principalement dans une logique de profit des avantages liés à l’exportation, facilitée par les accords de libre-échange. Les activités commerciales et de services récemment créées sont orientées vers les besoins d’une nouvelle couche sociale, qui se forme et dispose d’un certain pouvoir d’achat.
L’impact des privatisations
Le stimulant majeur de ces changements reste le discours de Hassan II du 8 avril 1988 devant la Chambre des représentants. S’est depuis confirmée la volonté de l’Etat de transformer les préférences collectives, au profit de l’action entrepreneuriale et des vertus du privé mais dans quelle mesure cette politique qui a voulu engendrer des entrepreneurs a-t-elle été profitable au développement économique et social du Maroc ?
Les privatisations, fortement critiquées durant les années 1990, vont sortir du débat idéologique après l’arrivée de l’opposition au gouvernement (1998). On en vient même à dire qu’elles n’étaient pas imposées par le PAS ou la Banque mondiale, que c’est un «choix interne» ou encore, une «réorientation» de la politique économique.
Nouvelle question qui découle logiquement de la précédente : à qui profite la privatisation ? Ou, pour la formuler autrement, les privatisations ne constituent-elles pas une «OPA sur le Maroc» ou plus encore «une spoliation des biens publics» par de grands groupes nationaux et des groupes privés étrangers ? Quelques années après, la réponse est évidente. Il suffit d’observer quels capitaux contrôlent actuellement les structures pétrolières, les gestions déléguées de distribution d’eau, d’électricité, d’assainissement, des ordures ménagères, l’hôtellerie, les télécommunications…
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Comment l’argent des privatisations a-t-il été utilisé ? Au départ, l’idée dominante était de l’injecter dans des projets structurants d’intérêt public. Ce fut le cas, même si les statistiques ne sont pas très précises, mais ce qui est également certain, c’est qu’il y a eu redistribution d’un grand patrimoine public à des réseaux sur lesquels s’est organisée la nouvelle autorité du pouvoir.
Parallèlement, la terminologie du management des entreprises marocaines privatisées ou non a évolué vers les concepts de «bonne gouvernance», d’«éthique», de «transparence»… et la CGEM s’est positionnée dans ce contexte comme le rempart de la crédibilisation et de la moralisation des affaires.
Avec des succès, quelques cas d’échec ou de révision des contrats avec les pouvoirs publics, les privatisations se sont inscrites dans des logiques plurielles, mettant en jeu des intérêts variés qui dépassent le contexte de l’entreprise, du fait qu’elles touchent aussi l’espace urbain, le sport, de nouvelles formes de mécénat, avec une vision, peut-être démagogique, qui tente de minimiser les risques sociaux et de s’intégrer dans une cogestion de la pauvreté, conférant à l’entreprise une image de citoyenneté.
Myriam Catusse voit dans l’annonce par le roi Mohammed VI, en mai 2005, de l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH) - un an après les attentats de Casablanca - un signe «des ajustements substantiels de l’économie politique du royaume en matière de réorganisation de la gestion des risques sociaux».
Vers un Etat de droit…
Restait à mettre en place un Etat de droit pour les affaires et à s’engager dans des perspectives de normalisation. C’est dans ce cadre que s’inscrit la Lettre royale au Premier ministre de juin 1993 où, annonçant le projet de réforme de la Constitution de 1996, Hassan II affirmait : «Nous avons voulu que cet Etat moderne soit un Etat de droit, où la loi est au dessus de tous et inspire confiance à tous; un Etat qui garantit les libertés et se démarque de toutes pratiques ou légalisations contraires aux Droits de l’homme».
Il s’agissait par conséquent d’établir la stabilité et le climat de confiance nécessaires au développement du marché, d’où un arsenal juridique constitué de la charte des investissements, du nouveau code du commerce, de la loi sur la société anonyme, de celle sur la concurrence ou encore de la loi instituant les tribunaux de commerce, et la signature, en août 1996, à la fin de la campagne d’assainissement, du «Gentleman’s agreement» entre le ministre de l’Intérieur et la CGEM. Ce document, aussi technique que politique, reconnaissait la légitimité de l’organisation patronale et symbolisait clairement l’entrée en politique des entrepreneurs.
En effet, durant cette dernière décennie, la CGEM a accompagné certains changements majeurs. Son pouvoir s’est adapté aussi bien à la période du PAS qu’à la période de l’assainissement, et on peut même affirmer que les structures sociales de cette organisation se sont consolidées. Ensuite, les héritiers des grandes familles du Souss et de Fès ont modernisé les activités de leur famille à la suite de leurs études en Europe ou en Amérique du nord, et ces «golden boys» affichent actuellement leur réussite. Enfin, nous assistons à une accentuation de la concurrence qui a poussé les PME–PMI à s’adapter tant bien que mal et les grandes structures à envisager leur évolution dans un espace de plus en plus mondialisé, profitant de nouvelles relations avec l’administration publique, de nouvelles sources d’accumulation et de la diversification de leurs activités.
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Durant cette période, la CGEM, qui se veut le pivot de ces changements, a dû aussi se transformer. D’un «club de patrons» très proche des pouvoirs publics, elle se veut de plus en plus une organisation installée, prétendant représenter les intérêts du patronat et de l’entreprise, mais sans clivages malgré les divergences entre les intérêts des grands groupes et ceux, très différents, des PME. Sur la même période, les chambres de commerce et d’industrie, qui avaient sombré dans une certaine morosité, se sont lancées dans une trop lente réforme, compte tenu des changements rapides que connaissait le pays. Un double enjeu pour ces deux structures: laquelle d’entre elles allait le mieux représenter les entrepreneurs et réhabiliter l’image de l’entreprise ? Mais aussi, à un moment où s’engageait le dialogue social, laquelle pouvait conquérir le leadership au niveau de la représentativité sociale ?
Avec de nouvelles ressources, une nouvelle vision et des positions plus claires et plus déclarées, la CGEM, malgré ses conflits internes, commençait à susciter le doute sur ses liaisons dangereuses et sur la distance qu’elle devait garder entre économique et politique. C’est en 1998, que les dirigeants de cette organisation ont précisé les missions qu’ils entendaient assumer dans un document intitulé Stratégie et Plan d’action. Outre les missions classiques de représentation des membres et de concertation avec les administrations, la CGEM s’attribuait trois autres missions qui semblent plus politiques qu’économiques : une mission d’interlocuteur, auprès des pouvoirs publics, des partenaires sociaux ou des instances internationales. Avec cette nouvelle attribution la CGEM est mandatée aussi bien localement qu’internationalement, d’où son rôle dans le dialogue social ou lors des accords internationaux de libre-échange, par exemple ; une mission d’animateur, dans les domaines de la conceptualisation, de la modernisation, de la prestation de services, ce qui lui attribue le rôle stratégique «d’éclaireur et de pédagogue». Enfin, un rôle de dynamisation du partenariat et d’attraction des investisseurs étrangers.
De ces trois missions et des pratiques qui en ont découlé, on peut constater un passage d’une lutte des classes à une conception fondée sur le dialogue social, qui a fait passer le Maroc d’un «pays des privatisations à un pays des privations», a entraîné des effets sociaux très dangereux, dans des domaines aussi importants que l’éducation, l’enseignement supérieur, la formation professionnelle, la santé, le pouvoir d’achat, la culture, le sport… en un mot tout ce que l’on intègre dans l’indicateur du développement humain. Ainsi, alors que le pays connaît une dynamique récente, on n’a pas relayé les réformes issues du PAS et des privatisations par de nouveaux modes de régulation du rapport salarial, mais on s’est plutôt orienté vers une logique de flexibilité inspirée des politiques «thatchériennes et reaganiennes» du début des années 80.
Avec cette nouvelle génération d’entrepreneurs à l’assaut du politique, le Maroc passe avec une particulière singularité à «l’économisation de la représentation politique». Du coup, 39% des 325 élus à la Chambre des représentants en 1997, et 41% des 270 élus à la Chambre des conseillers dans les différents collèges électoraux sont issus du monde de l’entreprise ou des affaires. En 2002, les entrepreneurs, professions libérales et cadres d’entreprise représentent 55,97% de la Chambre des représentants, répartis entre toutes les formations politiques et témoignant d’un début de la prééminence des élites économiques dans le champ politique marocain.
Enfin, Myriam Catusse constate que le Maroc est «au diapason avec l’agenda néolibéral» et affirme : «Les réformes mises en place depuis plus de vingt ans dans les arènes de la politique économique se réclament des dogmes du développementalisme néolibéral». Une question reste posée : le fossé qui est en train d’éloigner les nantis des démunis, ne met-il pas le Maroc face à de graves incertitudes ?
Par : Noureddine Cherkaoui
Face aux conséquences de la globalisation
Auteur : Shana Cohen, Larabi Jaidi
Le travail entrepris par la sociologue Shana Cohen, déjà auteur d’un remarquable essai sur la classe moyenne au Maroc, et l’économiste Larabi Jaïdi, à propos des conséquences de la globalisation sur le Maroc, est passé quasiment inaperçu. Cet essai synthétique fait le lien entre les faibles indicateurs sociaux, les résultats mitigés de la libéralisation des marchés, le soutien des bailleurs de fonds, plutôt optimistes, et l’indifférence de plus en plus inquiétante à propos des réformes politiques.
Le lien est finement établi entre la centralité des réformes économiques, la difficulté qu’affronte l’Etat dans l’application des politiques de développement et la contestation sociale (islamistes, amazigh, etc) qui en découle. Les auteurs estiment qu’il est temps d’affiner les mesures d’analyse. Au lieu de s’en tenir au PIB, ils proposent de zoomer sur les revenus et les salaires. C’est ce qui permet de voir comment chacun (et pas seulement tous, grosso modo) pourrait s’intégrer dans la mondialisation au lieu d’en subir les foudres et de se taire.
Par : Driss Ksikes
Le Capitalisme du désastre
Auteur : Michel Peraldi
On ne compte pas moins de trois mouvements intellectuels qui, dans le dernier siècle, ont porté le nom d’Ecole de Chicago. L’un concerne l’architecture, au début du XXe siècle, et l’invention de la modernité verticale, le second, à la même époque, concerne l’invention de l’anthropologie urbaine, le troisième enfin concerne cette mouvance économique qui réinvente, en pleine guerre froide et sur fond de référence à Smith et Ricardo, le «nouveau libéralisme». Cette théorie économique est aujourd’hui largement passée aux commandes du monde en plaçant ses conceptions et ses experts aux manettes des grands Etats, comme à celles des grandes machines transnationales, FMI et Banque mondiale surtout. Le fondateur de cette «école» est un certain Milton Friedman, prix Nobel d’économie en 1976. Ses affiliés les plus connus se nomment J.D. Sachs, notoire entre autres pour le rôle qu’il a joué en Pologne dans le grand retournement néolibéral de Solidarnosc et, en Russie, dans le putsch libéral d’Eltsine, ou encore Hayek, très actif dans les années 80 en Amérique du Sud. Le credo néolibéral de cette école est assez simple. Pour redresser une économie, il faut la déréglementer et notamment défiscaliser les profits, réduire en les privatisant les dépenses de l’Etat, enfin concentrer les dépenses publiques sur l’économie, c’est-à-dire réduire jusqu’au politiquement tolérable le budget social de l’Etat.
La machine de guerre friedmanienne
Comme le montre Naomi Klein, cette conception n’est pas, contrairement à ce que certains de ses tenants aussi ont voulu faire croire, une théorie de l’après communisme, et accessoirement une pensée libérale qui a su faire pendant au socialisme. C’est d’abord, dit l’auteur, une machine de guerre contre le keynésianisme, contre une conception de l’Etat comme puissance régulatrice de l’économie et comme puissance de répartition des bénéfices du capitalisme. Allende n’était pas un marxiste, pas plus que Gorbatchev ou Walesa, parmi d’autres victimes célèbres de cette offensive théorique et politique. L’ennemi de Friedman, c’est la démocratie économique, plus que le communisme. C’est là en effet la seconde partie de la thèse de Naomi Klein, celle qui donne son titre à l’ouvrage. Les «Chicago boys», en effet, sont sans illusion sur la capacité des peuples à comprendre les bienfaits de leur modèle. Il faut donc l’imposer et, pour l’imposer, agir violemment et brutalement sur un plan politique et psychologique, pour frapper les esprits et affaiblir l’Etat. Cette «stratégie du choc» prend plusieurs formes, celle brutale du coup d’Etat, type Pinochet au Chili, celle plus soft de la politique de l’urgence, type Thatcher, Eltsine, et d’autres, celle de la guerre éclair, façon intervention américaine en Irak, dernier mais non des moindres avatars de cette stratégie ; ou encore, quand la nature elle-même donne un coup de pouce aux économistes en faisant table rase, comme en Louisiane ou au Bangladesh. Il faut savoir alors utiliser ces opportunités pour établir le modèle friedmanien.
Dénoncer le rôle des Chicago boys
Telle est en substance la thèse, car c’en est une, de Naomi Klein, et ce qui apparaît alors comme une véritable entreprise de critique à charge contre ce mouvement et cette pensée. Loin de se cantonner à une critique théorique, voire académique, de ce qui pourrait n’être qu’un débat d’idées, Naomi Klein dresse un portrait à charge des acteurs, de chair et d’os, met en évidence leur rôle réel et concret dans les opérations, les coups d’Etat, leur engagement auprès des politiques, les descend en somme de leur piédestal universitaire, autant qu’elle les sort de l’ombre discrète des cabinets et des officines où ils se tenaient cachés. Oui, Friedman ne s’est pas contenté de conseiller discrètement et par lettre ouverte le général Pinochet, il est allé le voir, s’est longuement entretenu avec lui, et ce, un an avant le coup d’Etat, le tout préparé par un ancien élève chilien de ladite école, futur ministre de l’Economie de ce même général. Dans son acharnement à mettre ainsi en évidence le rôle concret, stratégique des Chicago boys, Naomi Klein revisite alors quelque trente années de la récente histoire du monde, et met en relation une série de chocs et d’événements dont nous n’avions peut-être pas, ou pas complètement, perçu la relation et la cohérence. Nous savions par exemple, sans aucun doute, que Thatcher a protégé le général Pinochet jusqu’à l’accepter en exil, et même qu’elle nourrissait pour lui quelque sympathie. Naomi Klein va plus loin, et nous apprend que, non seulement ils partageaient les mêmes conseillers, issus de l’Ecole de Chicago, dont Sachs et Hayek, mais que l’une s’est fortement inspirée de l’autre dans son action économique. Le processus est identique pour la Russie d’Eltsine – même s’il paraît un peu étrange de faire de Gorbatchev une sorte d’Allende russe -, la Pologne ou la Bolivie.
Une participation musclée au renouveau de la sociologie économique
Le livre de Naomi Klein n’est certainement pas ce que la «nouvelle sociologie économique» reconnaîtrait de plus épistémologiquement correct. Trop événementiel, trop journalistique, parfois un peu «grosse ficelle». Il n’empêche qu’à mon avis, ce livre participe bien de cette révolution tranquille, inconnue du plus grand nombre, par laquelle nous sommes en train de repenser l’analyse économique, en considérant les faits économiques comme des faits sociaux. Or, cette perspective souffre à mon sens aujourd’hui de trop d’épistémologie et de moindre empirie. Il serait sans doute un peu abusif et imprudent de comparer Naomi Klein à Karl Polanyi. Il n’empêche que son livre, par son aspect à la fois tellurique et descriptif, participe à sa manière de ce renouveau. Et ce n’est pas le moindre de ses mérites que de le faire non seulement dans un langage simple, accessible à tous, mais plus encore en mettant en scène et en intrigue les mouvements très théoriques dont elle fait le procès. Car procès il y a, à charge, avec les excès et les dérapages de ce type d’entreprise. Rappelons à nos très soft professeurs d’économie que Marx, comme Smith ou Polanyi savaient manier l’insulte et l’indignation, sans que la rigueur de leur pensée en pâtisse. Car pensée il y a aussi dans le livre de Naomi Klein, volonté de comprendre anthropologiquement les ressorts profonds de ce «capitalisme du désastre» dont elle décrit les effets. Depuis la crise du marxisme sur fond d’incapacité patente du socialisme scientifique à se constituer en alternative politique et économique au libéralisme, la pensée libérale en économie s’est imposée dans le paysage, moins par l’efficience de ses modèles et la pertinence de ses catégories que faute d’adversaire sérieux. Une alternative se dessine aujourd’hui de laquelle, à mon sens, avec ses emportements et ses maladresses, le livre de Naomi Klein participe. Car décrire un «capitalisme du désastre» suppose en amont que l’on pense le capitalisme non comme une mise en ordre de l’économie, une rationalisation, mais tout au contraire comme une forme parasite de désordre et de vampirisation, de confiscation et de mise en déséquilibre de l’économie dans la société. Une confiscation qui commence par une première ruse intellectuelle, celle qui consiste à penser l’économie hors du monde social, hors des désirs, des passions, des classements. Aristote ou Ibn Khaldoun, entre autres, le pressentaient, Smith l’évoque, Marx le théorise et le manque, Bataille, Guattari, Deleuze et plus récemment Hardt et Negri prennent au sérieux cette idée fondatrice selon laquelle le capitalisme n’est pas un ordre et encore moins un ordre naturel et le seul possible, mais une force, une «entreprise» de colonisation et de soumission de l’économie, et une force qu’il faut alors dominer, assujettir, capter, bien plus qu’il ne faut la libérer ou la dégager des contraintes. Le livre de Naomi Klein appartient à cette tradition sans école, et il a l’immense vertu de le faire simplement, avec ce qu’il faut en la matière de description et d’indignation.
Les catastrophes ne sont pas seulement des accidents de l’histoire
Un point pour conclure sur la «méchanceté» de l’ouvrage à l’égard de ce bon monsieur Friedman et des Chicago boys, qui ne manque pas d’indigner un certain nombre d’universitaires et d’économistes «sérieux». Certes, il n’est pas question dans le livre de leur donner la responsabilité des exactions de Pinochet, des désastres sociaux du thatchérisme et autres catastrophes, dont celle évidemment du brutal retour de la Russie en son Moyen Age. Il s’agit tout simplement, d’une part de mettre en évidence les fondements économiques de ces désastres et les logiques d’intérêts qui les provoquent, d’autre part de rappeler que ces entreprises furent pensées, organisées, programmées même. Rappeler en somme que ces catastrophes ne sont pas seulement des «accidents de l’histoire» dus à la folie de quelques malades mais qu’elles sont au contraire pensées comme progrès, rationalité, selon les préceptes de modèles économiques et de préconisations dont certains intellectuels, les Chicago boys, sont les artisans. A ceux qui pensent que c’est là une responsabilité excessive, une charge trop lourde à porter pour ces pauvres universitaires, il faut rappeler que, parce qu’on les accusait d’avoir, par écrit, avoué leur sympathie et cru un moment en la violence révolutionnaire, pour l’avoir dit sans y participer, ces vingt dernières années, un certain nombre d’intellectuels de gauche ont payé de leur liberté, en Italie, en Amérique du Sud, cette «responsabilité». Le soutien, même théorique à la violence libérale, car violence il y a, tout aussi mortelle et destructrice que la violence révolutionnaire, sinon plus, vaut prix Nobel.
Encore une fois, il faut reprocher au livre ses excès, ses emportements. Le premier chapitre par exemple, qui s’emploie à montrer de façon un peu laborieuse que la torture moderne est l’invention d’un psychiatre canadien financé par la CIA qui «fourgue» ensuite le modèle à Pinochet, est ainsi parfaitement inutile, agaçant même avec son pathos et ses clichés (la victime des expériences que l’on retrouve et interviewe, le médecin fou, prêt à tout pour financer ses expériences sur cobaye humain, etc..). Demandons l’indulgence aux lecteurs ; le débat qu’ouvre le livre, la relecture qu’il opère de notre modernité économique et des tempêtes que notre monde vient de vivre, le mérite.
Par : Michel Peraldi