Sortir de la tyrannie du court terme
Auteur : Groupe de réflexion dirigé par Jacques Attali
Après l’économie sociale et solidaire, l’économie participative, l’économie d’échelle, la nouvelle économie… Jacques Attali ajoute sa pierre à l’édifice et nous parle d’économie positive !
Mais qu’est-ce donc ? Pour l’auteur, cette désignation correspond à une économie qui prend en considération les générations futures, leurs besoins. Il nous propose de sortir de la préoccupation de l’immédiat pour aller vers le long terme en adoptant une vision générationnelle.
L’économiste nous explique tout simplement qu’il est grand temps d’arrêter de penser à générer seulement de l’argent et nous propose de trouver une place à l’humain. Cette nouvelle économie « vise à réorienter le capitalisme vers la prise en compte des enjeux de long terme. Beaucoup d’initiatives positives existent déjà, de l’entreprenariat social à l’investissement socialement responsable, en passant par la responsabilité sociale des entreprises ou encore le commerce équitable et l’action de l’essentiel des services publics". Mais ces quelques exemples ne suffisent pas pour nous faire basculer dans l’économie positive. Il faut un véritable mouvement qui va révolutionner notre économie et avant tout cela, il s’agit de changer les mentalités.
Il nous faudra, d’abord, sortir de l’idéologie des libertés individuelles n’en déplaise à certains ! L’auteur modère ses paroles et explique les dangers de la dictature de la liberté individuelle : celle qui donne le droit de changer d’avis, celle de la précarité, l’instabilité et qui devient au final : l’idéologie de la réversibilité et même celle de la déloyauté. C’est ce que l’on constate d’ailleurs au niveau des entreprises et des nations….d’où selon lui « la crispation ». Il faut se méfier de la dictature de la liberté individuelle même si on ne peut pas faire l’apologie de l’inverse. La liberté individuelle doit être pondérée par celle des générations futures, estime Attali.
Il s’agit, également, de préserver l’environnement, éviter les dettes… Un équilibre nécessaire à trouver à l’intérieur de la démocratie à la faveur du long terme.
Sauvés par les nouvelles technologies
La vague des technologies est en train de changer radicalement notre monde. Mais il ne s’agit pas seulement des technologies de l’information -dont internet est un sous ensemble- mais aussi les biotechnologies, les nanotechnologies, les neurosciences….etc…Ces technologies vont nous faire basculer d’une société fondée sur l’individualisme (qui a fondé le capitalisme en faisant l’apologie du « moi d’abord », le « moi, maintenant »), à une prise de conscience de l’interdépendance pour dire : j’ai intérêt au bonheur de l’autre. L’altruisme aux générations suivantes, l’altruisme intéressé ou rationnel… c’est ce que Jacques Attali nous propose à travers son concept d’économie positive. Car dans ce monde de partage et d’échange nous avons tout intérêt à ce que les autres aient le même technologie que nous pour pouvoir communiquer. Ces technologies peuvent n’être qu’un moyen d’accélérer les choses et de nous sortir du dictat de l’immédiat, du court terme et du capitalisme.
Le partage n’est pas source de compétition et il n’est pas source de bataille et encore moins dans une société de réseau. Dans le monde de la rareté matérielle, la chose vendue n’appartient plus à celui qui la possédait. Dans l’univers des idées, ou de l’information, on peut donner sans rien perdre et c’est bien là sa force. Nous entrons dans une économie révolutionnaire qui est celle de la gratuité.
Un peu partout dans le monde, des entreprises, des administrations mettent en place des outils plus pérennes. « En, effet, l’économie positive n’est pas un concept totalement nouveau : celui-ci se rapproche d’autres concepts plus étroits, qui lui sont intrinsèquement liés, tels que le développement durable, le conscious capitalism, le triple bottom line, ou encore l’idée de valeur partagée chère à Michael Porter. L’économie positive existe déjà dans de nombreuses entités, administrations, entreprises, coopératives, associations, et, en particulier, dans certaines activités : microfinance, commerce équitable, entreprenariat social. Elle produit déjà de la valeur, financière mais aussi humaine, sociale, culturelle et environnementale ».
D’ailleurs, de plus en plus de personnes se dirigent vers les ONG. On voit, également, apparaître des modèles alternatifs entre entreprise et ONG….Les coopératives se restructurent avec l’idée de servir autre chose que le seul intérêt des patrons et des actionnaires. Cela donne du sens aux employés qui ont l’impression de faire quelque chose pour les autres et de ne pas générer de l’argent seulement.
A titre d’exemple, Planète finance qui utilise les moyens de l’économie pour lutter contre la pauvreté. Il ne faut pas perdre de vue, par ailleurs, que le mouvement ONG prend une ampleur considérable, il représente aujourd’hui entre 10 et 15% du PIB mondial et c’est en train d’augmenter.
L’échec du capitalisme financier nous a conduit à trouver des solutions ailleurs, de voir la vie autrement. Les moyens de collaborer avec les générations suivantes sont déjà là. Ce n’est pas si compliqué à faire, les initiatives se multiplient. Mais encore faut-il changer les idées. Et c’est plutôt à ce niveau que se situe la bataille.
Par : Amira Géhanne Khalfallah
Pour une économie positive
Groupe de réflexion dirigé par Jacques Attali
Fayard. La documentation française
251 pages. 18 euros
La mondialisation est-elle finie ?
Auteur : François Lenglet
Après avoir encensé le libre-échange et la doxa libérale, le journaliste français François Lenglet plaide pour le retour au protectionnisme.
Après La crise des années trente est devant nous (2007), La fin de la mondialisation confirme la désillusion de François Lenglet, qui rejoint la cohorte d’économistes qui ont changé d’avis sur les vertus du libéralisme. Le livre s’ouvre en prédisant « un gigantesque retournement idéologique » remettant en cause la mondialisation. Signes avant-coureurs ? Une mondialisation financière en panne, avec des flux de capitaux internationaux en chute (baisse de 60 % depuis 2007), une baisse du nombre de fusions-acquisitions, les difficultés du commerce international. Même le très libéral Forum économique mondial de Davos « consacre une partie substantielle de son programme aux thèmes qui étaient naguère traités chez les altermondialistes » ! On découvre les « coûts cachés de la délocalisation » et, « selon une étude du Boston Consulting group, 37 % des entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à 1 milliard de dollars ont l’intention de rapatrier une partie de leur production. » Pour François Lenglet, la tendance est désormais à la « relocalisation » des activités économiques. En cause, le désendettement universel « qui contracte la part de la finance dans la richesse mondiale » et le rééquilibrage économique des Etats – pas une ligne sur ce qui a conduit à leurs déséquilibres – le retour de l’intérêt national, avec en France Arnaud Montebourg interdisant l’achat de Dailymotion par Yahoo et une « chasse mondiale aux riches » impliquant la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale. Autant d’éléments que l’auteur interprète comme un « désir de frontières ». Rien que de très normal, puisque cette mondialisation s’est mise « à fonctionner au seul profit des élites mondiales ».
S’ensuit un réquisitoire contre les « trois vices » de celle-ci. « Machine à inégalités », elle dynamite les classes moyennes et bloque l’ascenseur social. « Le niveau de formation initiale conditionne le point d’entrée sur le marché du travail, qui détermine lui-même l’évolution des revenus durant toute la vie. On ne passe plus d’une classe à l’autre que difficilement : celui qui débute avec des tâches subalternes a de très faibles chances de grimper les degrés de l’échelle sociale ». Elle repose sur des préjugés racistes, où « Les Chinois fabriquent des T-shirts, et [les Français] des centrales nucléaires », rêvant d’un « Yalta des temps modernes »… François Lenglet fait un tour d’horizons des penseurs qui ont interrogé les limites de la mondialisation, et dont la crise de 2008 a confirmé les appréhensions : l’économiste turc Dani Rodrik, le Français Maurice Allais, prix Nobel d’économie en 1988, l’Américain Paul Samuelson, prix Nobel d’économie en 1970, pour qui « il est « absolument faux » de prendre pour acquis que les bénéfices sont supérieurs aux destructions d’emplois et aux pertes de revenus. » La mondialisation est d’autre part une « grande illusion » : celle de la disparition des nations avec les réseaux de télécommunications, qui ne font que renforcer une interdépendance, exalter « les rivalités de classes et d’intérêt », et permettre « la revanche du capital » : « La libéralisation des mouvements de capitaux a donc affaibli les Etats face aux contribuables et restreint le champ de la politique économique. » C’est l’âge du « moins-disant fiscal ». Ainsi, Apple, domiciliant ses profits en Irlande, a payé en impôts moins de 2 % de ses bénéfices entre 2009 et 2012… François Lenglet s’en prend aux technocrates des banques centrales et souligne les dangers pour la démocratie que génère cette perte de souveraineté, tout en rappelant que l’idée d’une incompatibilité entre mondialisation et démocratie « aurait semblé incongrue lorsque le mur de Berlin est tombé, et que libéralismes économique et politique semblaient aller de pair ». Et de reprendre à son compte l’intuition de Dani Rodrik, qu’« il n’est pas possible d’avoir simultanément la démocratie, l’indépendance nationale et la mondialisation économique », en rappelant que la mondialisation ne progresse « que lorsque le rapport de force s’infléchit en faveur des possédants, en particulier les détenteurs du capital, au détriment des classes populaires et moyennes. » Enfin les crises répétées, en Thaïlande, au Mexique, en Suède etc. montrent que la responsabilité incombe au système financier mondialisé lui-même.
Pensée cyclique
La deuxième partie du livre se veut historique. Pour François Lenglet, « mondialisation et libéralisme économique sont toujours indissociables » et deux phases alternent : une phase libérale où les frontières s’effacent, où le périmètre d’intervention de l’Etat se restreint face aux initiatives privées, où la propriété est transférée du public vers le privé, la prolifération de produits « baroques » comme les titrisations ; un krach, qui constitue un « retour brutal et souvent non désiré du bon sens », suivi d’une phase de repli sur les frontières, avec des « épisodes de nationalisme aigu », où l’Etat intervient comme actionnaire et comme régulateur. Ce cycle se reproduirait indéfiniment, et l’auteur compare la crise de 2008 à celle de 1930. Si la mondialisation s’est étendue à la fin du XXème siècle à la faveur d’une « conjoncture exceptionnellement favorable […] sous l’effet d’une puissance vague idéologique libérale, d’une période de calme géopolitique inédite, d’une révolution technologique et de deux décisions de politique monétaire, en Chine et en Europe, qui contrarient le bon sens », et comme « on ne change pas la mondialisation, on ne peut guère que lui fermer la porte », François Lenglet se lance enfin dans l’apologie du protectionnisme.
Il démonte d’abord les idées reçues, notamment sur la création de « rentes injustifiées », en rappelant que « le libre-échange a aussi ses rentiers ». Cependant ses propositions concrètes sont bien rapides : relèvement des droits de douanes sélectif selon les pays et les produits ; politique industrielle européenne et redomestication de l’industrie bancaire… Et quand François Lenglet conclut : « Il ne s’agit pas de refermer l’Europe, mais de trouver le bon équilibre entre le marché et la règle, entre l’ouverture et la protection », on voit mal quel est le bon dosage de ce curieux libéral-protectionnisme… Un livre utile pour documenter ces revirements à la mode.
Par : Kenza Sefrioui
La fin de la mondialisation
François Lenglet
Fayard, 264 p., 15 €
Où sont les femmes ?
Auteur : Muriel de Saint Sauveur
Et si nous sortions des stéréotypes, des schémas convenus ? Quelle serait réellement la place de la femme dans le monde? Pour répondre à cette question, Muriel de Saint Sauveur, directrice de la diversité chez Mazars (groupe international d’audit et de conseil), a fait le tour du monde à la rencontre de femmes aux origines, aux aspirations et aux cultures différentes.
Pour amorcer la discussion ou lancer la polémique, elle choisit un titre provocateur : Un monde au féminin serait-il meilleur ?
La soixante-huitarde ne semble pourtant pas se poser vraiment la question. Pour elle pas de doute, un monde au féminin serait forcément meilleur !
L’auteur n’y va pas de main morte. Elle entame un dialogue avec 100 femmes de 33 pays différents dont la célèbre écrivaine chinoise Xiao Hui Wang ou alors la française Najat Valaud Belkacem ou la marocaine Fathia Bennis… Des femmes venant de milieux divers, vivant dans des codes et des cultures différentes : chefs d’entreprise, journalistes, économistes, professionnelles de la santé et d’éducation….Au final, ce que ces femmes ont en commun est leur penchant envers l’empathie et la solidarité : elles font de la santé leur priorité et sont plus souples en organisation. « L’entrée des femmes dans la vie publique a des conséquences immédiates sur la gestion du monde : même si elles ne perdent pas de vue l’importance des chiffres, elles sont capables d’introduire une variante émotionnelle qui s’avère source de réussite pour les entreprises…les femmes adoptent les codes masculins mais dès lors qu’elles acquièrent un peu de pouvoir, en cours d’ascension, elles imposent rapidement leur regard humaniste ».
Dès les premières pages, l’essayiste entre dans le vif du sujet. Partant de l’expérience professionnelle de son groupe (présent dans 60 pays), elle se rend bien compte que la diversité a ses limites. Même si Mazars s’attelle à recruter 50% d’hommes et 50% de femmes, lorsqu’on atteint le niveau des associés, il ne reste plus que 14% de femmes !
Pourtant, la diversité apporte une meilleure rentabilité. La féminisation influe sur les performances de l’entreprise. La preuve ? Une étude menée par le chercheur Michel Ferry au sein des entreprises du CAC 40, conclut que « la féminisation des entreprises influence leurs performances économiques et financières : les entreprises du CAC 40 qui comptent plus de 35 % de cadres féminins ont connu une croissance de 23,54 % sur la période 2002-2006, contre 14,61 % dans les sociétés qui en comptent moins de 35 %. Ce seuil que Ferry nomme le « seuil de féminisation ». Les entreprises qui dépassent ce seuil sont plus performantes, affichent une meilleure productivité et créent davantage d’emploi ».
Dénigrer pour mieux régner !
Qui d’entre nous n’a pas entendu la phrase : mais ce n’est pas un chef, lorsque un homme loue les performances de sa collègue femme.
Selon l’auteur « Les femmes ont apporté la vie privée dans l’entreprise et c’est ce qui a perturbé les hommes ». Aussi bizarre que cela puisse sembler à ces messieurs, la porosité entre la vie professionnelle et la vie privée, ça marche. Cet élément humanise les entreprises et la flexibilité des emplois du temps, permet davantage de rentabilité. Mais les clichés ont la peau dure.
Dans le monde de la politique, les femmes ne sont pas mieux loties. « Les femmes sont fatalement soupçonnées d’incompétence, sous prétexte que leur passé politique est bref : si l’on excepte l’histoire des reines, régentes et impératrices, il aura fallu attendre 1960 pour qu’une femme soit nommée chef de gouvernement. Il s’agissait de la Sri Lankaise Sirimavo Bandaranaike, qui a dirigé plusieurs équipes politiques entre 1960 et 2000. En Inde, Indira Gandhi fut à la tête du gouvernement de 1967 jusqu’à son assassinat en 1984. En Israël, Golda Meir a gouverné de 1969 à 1974. Il faut aussi nommer Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, Gro Harlem Brundtland en Norvège, Benazir Bhutto au Pakistan, Édith Cresson en France – en 1991 seulement – et Mame Madior Boye au Sénégal, en 2001 », ces quelques exemples suffisent pour montrer à quel point les femmes ont de tout temps été marginalisées, stigmatisées. Et des femmes chefs d’État, comme Isabel Perón en 1974 (Argentine), Mary Robinson en 1988 (Irlande) ou Michelle Bachelet en 2006 (Chili), demeurent des exceptions historiques.
Notre monde serait-il différent si les femmes prenaient les commandes ? Il suffit de prendre les chiffres que nous possédons au sein des entreprises et de remonter à l’échelle d’un pays.
En voici la démonstration pour les plus rétifs : Le forum de Davos qui a examiné 114 pays pour voir le résultat d’une politique égalitaire, conclut que ceux qui les appliquent sont plus rentables économiquement !
Cela est dû, entre autres, au fait que les femmes travaillent davantage sur le moyen terme. Les hommes, en revanche, concentrent leur énergie sur le court terme. De toute évidence, les répercussions de ces deux stratégies ne sont pas les mêmes.
Malgré toutes ces études et ces évidences, le G20 d’aujourd’hui ne compte qu’une seule femme. Comment peut-on espérer une avancée si nous restons dans cette configuration ? Partout dans le monde, des femmes s’organisent pour mettre en place un G20 au féminin. Mais ceci et une autre histoire !
Les entreprises « féminisées » ont mieux résisté à la crise et ce n’est certainement pas par hasard. Toujours pas convaincus ? Laissez les femmes prendre les commandes, vous verrez !
Par : Amira Géhanne Khalfallah
Un monde au féminin serait-il meilleur ?
Muriel de Saint Sauveur.
Edition l’Archipel
246 pages / 260 DH
Libérer Internet
Auteur : Pierre Bellanger
Pierre Bellanger tire la sonnette d’alarme sur les données informatiques personnelles et propose une législation pour récupérer une souveraineté sur Internet.
« L’Internet ne vient pas s’ajouter au monde que nous connaissons. Il le remplace. L’Internet siphonne nos emplois, nos données, nos vies privées, notre propriété intellectuelle, notre prospérité, notre fiscalité, notre république et notre liberté », s’alarme Pierre Bellanger, fondateur de la radio française Skyrock et expert d’Internet. Pour lui, la mainmise américaine sur la toile est une menace pour le modèle économique et social français et pour le monde. Il déplore l’inconscience des millions de citoyens qui ont partagé en ligne carnets d’adresses, listes d’amis, messages personnels et photos « sur des serveurs répondant de la compétence du tribunal de Sacramento », faisant de la France un des « premiers exportateurs mondiaux de vie privée ». L’affaire Snowden a montré les dangers de cette dépendance, en faisant apparaître l’ampleur du pillage et les risques de manipulation. Pour lui, il s’agit d’un dangereux renoncement à la « souveraineté numérique ». La souveraineté, rappelle-t-il, est « pour une nation démocratique, l’expression sans entrave sur son territoire de la volonté collective de ses citoyens, […] sans subordination ni dépendance envers une autorité étrangère ». Or Internet obéissant aux tribunaux américains, les autres Etats ne peuvent garantir à leurs citoyens des droits élémentaires dans le réel : protection de la vie privée, secret de la correspondance, loyauté de la concurrence économique… De la même manière que la Grande Bretagne a assis autrefois son hégémonie sur le contrôle des voies maritimes, les Américains pratiquent « l’internetocratie » en contrôlant la circulation, censément sans entrave, dans l’espace extraterritorialisé du réseau.
C’est que la logique de multiplicateur exponentiel qui fonde les réseaux a aujourd’hui fait naître, par l’agrégation de logiciels, de réseaux de services et de réseaux de télécommunication, des résogiciels, matrices de « super-entreprises » transcendant la division fonctionnelle du travail et qui vont dominer l’ensemble du système économique, tous secteurs confondus : l’industrie automobile sera une « branche spécialisée de la robotique » ; les marques seront « un réseau social transactionnel »… La culture collaborative des pionniers et la base mutualiste universelle n’ont pas pu se développer, faute d’un environnement favorable en Europe, et les normes américaines se sont mondialement imposées puisque les firmes de la Silicon Valley bénéficiaient d’une réglementation, d’une tradition de coopération entre recherche universitaire et entreprises et d’un véritable soutien public, notamment de l’armée et des services de renseignement : loin de la « mythologie de l’entrepreneur numérique armé seulement de son bit et de son couteau », Internet aujourd’hui est inextricablement lié au « complexe militaro-numérique » américain, qui ne manque pas une occasion de peser sur la vie politique du monde. Ainsi, « les grandes entreprises de l’Internet, et notamment les résogiciels, doivent être considérées tout autant comme des entreprises commerciales que comme des armes de numérisation massive », et la neutralité de la toile est un leurre.
Tutelle prédatrice
Or tout ce système n’existe que par les données informatiques personnelles. Ce sont elles en effet qui permettent d’ajuster l’offre et de diminuer les coûts. « La ville de Philadelphie a divisé par six les sorties de son service de déchet » grâce à des poubelles en réseau, informant quand elles sont pleines. Mais aujourd’hui, en droit, ces données sont res nullius : « c’est celui qui collecte l’information qui en dispose. » D’où le « pillage effréné » au détriment des utilisateurs. C’est d’abord une question de protection de la vie privée, car les dérives sont nombreuses : tentation d’ajouter au données les codes génétiques, datamafias, effacement des données… Les conséquences : une humanité dégradée, réduite à des chiffres, une culture dictée par les majors du Net – Pierre Bellanger s’alarme de la « sexophobie anglo-saxonne » et de « la promotion de la violence comme forme majeure de divertissement » : « Facebook a maintenu en ligne plusieurs semaines la vidéo de la décapitation d’une femme mexicaine jusqu’à l’intervention du Premier ministre britannique, tandis qu’il a éliminé une reproduction du tableau de Gustave Courbet, L’Origine du monde » ! D’autre part, cette hégémonie est grave pour la compétitivité économique et de la sécurité nationale du monde. Les données sont une richesse, dont la valeur, estimée pour la France en 2012 à 75 milliards d’euros, est captée à 80 % par des acteurs américains. Lesquels pratiquent amplement l’évitement fiscal : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft ont payé 37,5 millions d’euros d’impôt sur les sociétés en France, au lieu de 830 millions. Ce pillage s’apparente à des « actes de guerre ». La menace, grave sur le plan de la propriété intellectuelle, a aussi des conséquences sociales dramatiques : Internet détruit quatre emplois pour un de créé, et crée surtout des emplois peu qualifiés : Depuis 2009, aux Etats-Unis, 69 % des emplois créés l’étaient à des salaires très bas. Inutile d’attendre d’un résogiciel étranger qu’il supporte la charge du chômage là où il se développe. Ne rien faire, c’est « devenir un territoire de l’empire numérique d’autrui – qui ne vaudra que par ce qu’il y reste à prendre ».
Pierre Bellanger plaide pour que la France et l’Europe deviennent « les patries juridiques de l’Internet démocratique, des droits des citoyens, ainsi que des logiciels libres et collaboratifs ». Il rappelle que le pluralisme doit prévaloir pour l’Internet comme pour l’économie de marché et la liberté de la presse. Il propose de protéger par un vrai dispositif législatif les données informatiques personnelles, en s’appuyant à la fois sur le droit à la propriété de soi-même (qui encadre par exemple le don de sang) et sur la propriété intellectuelle. « Il est paradoxal que le droit de l’auteur à la protection de son œuvre sur l’Internet mobilise plus les pouvoirs publics que le droit du citoyen ordinaire à la protection de sa propre vie. » Les individus eux-mêmes s’approprieraient les données informatiques qu’ils génèrent pour « en recueillir la valeur, les utiliser, en interdire l’usage, les céder ou les détruire ». Les données seraient accompagnées de métadonnées les protégeant et définissant les conditions d’usage, elles-mêmes intégrées à des « agents logiciels transactionnels », services informatiques permettant de circuler anonymement sur la toile. Elles devront être soumises au droit national, suivant le principe « à marché local, serveur local », et encadrées par une dataxe et une digidouane. Pierre Bellanger nous invite à apprendre le code pour en comprendre l’objectif et le sens. Sinon, on n’arrivera pas à faire de l’Internet « un moteur d’émancipation plutôt que d’asservissement ».
Par : Kenza Sefrioui
La souveraineté numérique
Pierre Bellanger
Stock, 264 p., 18 €
Quand les anciennes colonies perdent la mémoire
Auteur : Benjamin Stora
C’est toujours à travers une écriture hybride et fluide que Benjamin Stora nous livre l’Histoire. L’historien-voyageur, entame une série de déplacements en Algérie, Maroc et Viêt Nam de 1995 à 2002 et nous livre une histoire vivante, toujours en mouvement.
Il a choisi ces trois pays qui ont en commun, l’héritage de la colonisation française.
Dans son écriture basculant tour à tour entre intime et images publiques, Benjamin Stora nous donne à lire l’histoire autrement.
En 1998, le chercheur retourne en Algérie, cette terre qui l’a vu naître. Il y va pour voir et vivre le quotidien des Algériens dans ces années meurtries par le terrorisme. Une guerre complexe, comme toute guerre civile : « Le régime et les islamistes se déplacent sans cesse sur l’échiquier politique, modifiant leurs actions, changeant de programmes, de rôles. Dès lors, à qui se fier ? Et comment s’y reconnaître ? L’invisible de cette guerre vient aussi de son impossible identification à l’un ou l’autre des acteurs qui s’opposent férocement. Et comment trouver cette majorité silencieuse qui résiste au monde truqué qui l’entoure ».
Pourtant, cette Algérie désorientée -qui n’a toujours pas réglée ses comptes avec la colonisation française- a trouvé son expression dans le cinéma. L’œil de l’historien se fait caméra et tente une rétrospection. Il analyse six films produits entre 1993 et 1998 pour suivre l’évolution du pays et essaye de cerner son histoire. Il commence par L’autre côté de la mer de Dominique Cabrera qui revient sur la guerre de libération 1945-1962 et le met en écho de Sous les pieds des femmes de Rachida Krim. Un film qui fait déplacer les lignes narratives et se réfère à cette première guerre. « Sous les pieds des femmes est à la fois une analyse critique de la guerre d’indépendance algérienne à l’aune de la tragédie contemporaine et un regard sur le statut des femmes dans le monde musulman », analyse l’auteur. On y retrouve aussi Nadir Moknèche qui, lui, a choisi l’allégorie dans Le harem de Madame Osman (1998) « Nadir Moknèche s’est construit un monde en mélangeant souvenirs, fantasmes et images prélevées du réel. Un monde troué d’absences, celle des hommes partis à la guerre, dans les champs pétroliers ou en France, celle de l’Algérie réelle (le film a été tourné au Maroc), celle des engagements idéologiques, et celle du sang de la guerre ».
Pendant que la guerre tuait en Algérie, le Maroc vivait une transition politique importante.
De 1998 à 2001, Stora s’installe au royaume pour vivre cette période charnière, celle du passage du règne de Hassan II à celui de Mohammed VI. « On voyait apparaître une presse indépendante, animée par de jeunes journalistes, en particulier avec Le Journal et Assahifa. Qui commençaient jusque là à briser les tabous. On y trouvait des enquêtes sur les conditions de la mort de Mehdi Ben Barka en 1965, ou sur les circonstances de coup d’Etat fomenté par Oufkir au début des années 1970. Ces articles audacieux étaient autant de défis lancés à Driss Basri, dont les journaux réclamaient la démission. Donc, avant même la mort de Hassan II, les prémices d’une remise en cause existaient ».
C’est ce Maroc en mouvement que nous retrace Stora dans ce livre.
L’auteur va s’intéresser à la berbérité du pays à travers un personnage clé : Mohamed Chafik. « En écoutant Mohamed Chafik, dit-il, et en suivant son chemin politique, je vois mieux les ruptures et continuités de l’idéologie marocaine… ».
Malgré ses mouvements internes, sa jeunesse en éveil, le Maroc souffre selon l’historien de repli à cause de la fermeture de ses frontières, avec l’Algérie, avec l’Europe, et à cause du Polisario au Sud. Cette situation insulaire imprègne le quotidien des Marocains, cela se voit dans « le rapport des Marocains aux grandes familles. Cette véritable aristocratie est très difficile d’accès. Elle se comporte comme si elle possédait un savoir propre ». La surprise fut de taille pour l’historien qui venait souvent au Maroc mais qui a du y vivre pour se méfier du discours qu’on tenait en France « on parlait d’un pays aux larges horizons, carrefour stratégique de plusieurs civilisations, très ouvert au monde, accueillant de nombreux touristes et favorisant les échanges commerciaux comme la circulation des élites. Le contraire, en quelque sorte de l’Algérie, que je connaissais bien mieux. Ce n’est donc pas si vrai que cela… ».
Comparer l’Algérie et le Maroc, c’est ce qu’il faut absolument éviter, recommande-t-on à l’historien ! Pourtant Stora va s’adonner à cet exercice non pas par provocation mais pour rappeler des faits, les liens irréductibles entre Algériens et Marocains et cette mémoire commune que l’on a voulu occulter.
Aujourd’hui dans le constantinois, on commémore tous les ans le 20 août « mais les jeunes, déplore-t-il, ne font pas le lien entre ce soulèvement et la déposition par les autorités coloniales françaises du sultan, le futur roi du Maroc, Mohamed V… »
La mémoire se perd, les idéologies ont la peau dure et continuent d’alimenter les conflits. Pourtant « ce sont les mêmes jeunes que je vois à Alger ou à Casablanca, habillés de la même manière, chantant les mêmes chansons…et voulant partir, les uns comme les autres », compare l’auteur.
Bien plus loin, le ViêtNam. Ce pays comme l’Algérie et le Maroc a connu les affres de la colonisation française et tout autant qu’eux, il ne se rappelle plus de son histoire. Toutefois, le cas du Viêt Nam demeure différent, cette perte de mémoire provient plutôt d’une guerre qui a duré quarante ans et qui a « « enlevé » beaucoup d’hommes. Ceux de mon âge sont rares. On voit surtout des femmes, de jeunes et des personnes âgées dans les ruelles……et la première question qui me vient est celle-ci : avec un tel trou générationnel, comment se transmet la mémoire, familiale ou étatique, dans ce pays », conclut Stora.
La mémoire de Hanoi se construit peu à peu dans un imaginaire cinématographique déformant comme Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino, ou Platoon d’Oliver Stone en attendant que les Vietnamiens prennent possession de leur histoire.
Par : Amira Géhanne Khalfallah
Voyage en post colonies
Viêt Nam, Algérie, Maroc
Benjamin Stora
Editions Stock / 133 pages
230 DH
Mobilité socioprofessionnelle en question /Cas des femmes médecins
Auteur : Cesem (Centre de recherche de HEM)
L’étude « Mobilité socioprofessionnelle féminine » s’inscrit dans le cadre général d’un programme de recherche du Cesem sur les classes moyennes marocaines. Le secteur de la santé, traditionnellement investi par les femmes, est le premier de cette série. Réalisé dans le cadre d’un partenariat avec L’Onu-femmes au Maroc, il porte sur la mobilité sociale et professionnelle des femmes dans les mondes médicaux, les représentations qu’elles se font de leur métier et de leur carrière, les moments et les valeurs qu’elles ajustent.
Selon l’OMS, il y aurait en 2010 au Maroc 19 250 médecins, dont 10 933 exerçant dans les établissements publics, 8317 dans un établissement privé. 3857 chirurgiens-dentistes, la majorité d’entre eux exerçant dans des cabinets privés (environ 350 exerceraient dans un établissement public, selon les données du Ministère de la Santé en 2009), 8452 pharmaciens, et 27 786 personnes exerçant une profession qualifiée par l’OMS de « paramédicale. Le Maroc compterait aujourd’hui 380 cliniques et établissements hospitaliers privés. Un peu moins de 9000 généralistes et spécialistes exercent en statut privé. 55% des médecins en exercice ont moins de quarante ans.
En 2007, toutes spécialités confondues, le taux de répartition entre hommes et femmes était de 60% pour les hommes, 40% pour les femmes, avec une variation significative entre public et privé. Les femmes sont à cette date, 48% dans le public, tandis qu’elles ne sont que 30% dans le privé ;un discriminant qui donne aux hommes une priorité dans l’accès aux ressources économiques. Une analyse plus fine des spécialités semble renforcer encore cette hypothèse, notamment dans les domaines les plus lucratifs du secteur privé, telle la chirurgie plastique (dite esthétique), dont les professionnels disent eux-mêmes qu’elle est presque exclusivement masculine.
L’enquête est fondée sur l’exploitation des données cumulables sur des cohortes d’étudiants inscrits dans les deux principales universités de médecine du pays (Rabat et Casablanca). 2382 dossiers ont ainsi été passés au crible depuis l’ouverture des universités jusqu’à aujourd’hui. Dans un second temps, l’enquête a procédé par entretien auprès d’un échantillon de femmes exerçant dans l’ensemble des secteurs et spécialités des mondes médicaux ; recueillant ainsi une soixantaine d’entretiens de type biographique (57 utilisables en totalité), dans la même région urbaine de Rabat-Casablanca. 70% des personnes enquêtées exercent dans le secteur public hospitalier, 30% dans le secteur libéral privé, un tiers en alternance privé-public. Au plan géographique, toutes les praticiennes interrogées exercent dans les régions urbaines de Casablanca et Rabat.
Les chiffres nous apprennent que les femmes qui accèdent aux études sont majoritairement de très bonnes élèves dès le lycée. Les femmes qui font des études de médecine sont donc certainement dans une stratégie d’ascension sociale par l’école - volonté familiale ou individuelle, cela restera à déterminer.
Les études de médecine sont peu discriminantes, le taux de filles s’élève légèrement en dentaire (43%), et la proportion des garçons est évidemment supérieure à celle des filles, pour la première inscription en médecine, puisqu’environ six étudiants sur dix sont des garçons pour quatre filles. les discriminants relevant strictement de la « compétence scolaire », jouent plus fortement que les déterminants relevant de critères externes (sexe, âge, position).
L’âge moyen d’inscription en études de médecine est 20 ans pour la médecine et 19 pour la branche de médecine dentaire. Il n’existe pas de grande différence sexuée pour l’âge moyen d’inscription. Pour la médecine dentaire, les femmes obtiennent en moyenne leur diplôme plus précocement que les hommes, un an avant exactement. La durée moyenne des études en médecine est de l’ordre de 8,18 années, sans grande variation là encore en fonction du sexe : elle est de l’ordre de 8,03 années pour les femmes et 8,17 années pour les hommes.97, 7% des inscrits sont célibataires contre seulement 2,3% qui sont mariés. Les étudiants mariés au moment de leur inscription ont une moyenne d’années d’études plus élevée que les célibataires, elle est de l’ordre de 10 années pour les mariés contre 8,07 années pour les célibataires.
Le paysage sociodémographique du Maroc urbain semble faire des étudiants en médecine, les prototypes d’une classe moyenne urbaine. 75,8% des inscrits sont originaires de mondes urbains, sans grande différence entre les sexes. Une grande partie des inscrits vient des villes de Casablanca (21,9%), Rabat (16,6%) puis de Fès (11,6%).les femmes sont majoritairement originaires de Casablanca (19,7%), Rabat (19,2%) et Fès (12,3%).La concentration des universités de médecine dans l’axe métropolitain Rabat - Casablanca produit un autre facteur d’ inégalité structurelle.
Femme médecin : choix imposé ou vocation ?
Le poids de l’institution familiale apparaît très concrètement dans les choix de carrière et même dans la structuration de l’espace imaginaire où se forme le sens que les professionnels donnent à leurs engagements. 53% des personnes rencontrées parlent de « vocation » et de choix personnel, tandis que 47% optent pour l’option « choix contraint ».Mais la famille est bien l’univers de référence, une « famille en mouvement », engagée dans un cycle transgénérationnel de mobilité sociale. Nos praticiennes de santé sont très massivement filles de fonctionnaires.
Conscientes certainement qu’accéder aux études supérieures, pour une femme, est moins évident que pour un homme, elles ont préparé cette ascension plus tôt dans leur scolarité. Le type de profession exercé par les parents des étudiants en médecine nous renseigne, d’abord, sur les d. milieux dont sont majoritairement issus les étudiants, hommes et femmes confondus. Il apparaît que les professions du secteur moderne (les catégories « ouvriers » et « employés-fonctionnaires ») fournissent le plus de futurs étudiants en médecine, les deux sexes confondus. Tandis que les catégories rurales (« fellah »10 et « propriétaire terrien ») sont beaucoup moins représentées. On constate également que c’est dans la catégorie « employé-fonctionnaire » que nous sommes le plus proche d’un rapport d’égalité entre hommes et femmes entreprenant des études de médecine.
70% des femmes médecins qui ont des enfants en ont un (30,1%) ou deux (39,9%).une majorité des femmes lorsqu’elles sont mariées, le sont à des médecins. On peut constater que la part du privé augmente puisque près de 30% des maris exercent une profession dans le secteur privé, pour moitié d’entre eux comme cadres et ingénieurs, pour l’autre moitié en tant que patrons ou professions libérales (hors médecine : notaires, avocats, architectes). Ils sont 30% aussi dans le secteur public, mais la part des enseignants devient infime, par différence aux univers familiaux, tandis que les ingénieurs dominent ce groupe.
Voilà donc des mondes sociaux de classe moyenne où on progresse en combinant carrière professionnelle et parcours matrimonial et familial, est-ce seulement spécifique aux femmes ? Il est important de noter que ce processus commence, soit par le choix des conjoints et les stratégies matrimoniales (signalons d’ailleurs qu’une part notable des maris médecins exerce en libéral), soit encore dans les projections personnelles des carrières. Le fait sociologiquement notable est de voir s’éloigner radicalement l’horizon des pères, celui de la fonction publique. L’activité ludique régulièrement citée comme passe-temps, possible ou actif, est la broderie traditionnelle marocaine. Absence ou rareté d’une implication dans la vie sociale et politique. Trois des femmes rencontrées disent appartenir à un parti politique même si elles n’y ont aucune activité, une dizaine participe, de façon très régulière, au travail d’associations caritatives, deux seulement disent fréquenter des cercles syndicaux ou associatifs liés à leur profession, notamment dans le cadre de séminaires et programmes de formation continue. La proportion de célibataires augmente, une option qui écarte les femmes non pas de leur « devoir familial » mais plutôt d’avoir à se penser double et de négocier leur statut personnel par l’ajustement de deux «carrières ».
Par : Bachir Znagui
Rapport sur " Mobilité socioprofessionnelle en question /Cas des femmes médecins "
ONU Femmes et le Cesem, centre de recherche de HEM.
Une alternative aux plans d’austérité
Auteur : Gaël Giraud
Gaël Giraud décrypte pour le grand public les rouages du système bancaire et ses dérives qui ont conduit à la crise actuelle, et plaide pour une transition écologique.
« La « mondialisation financière » est parfaitement réversible si nous en avons la volonté politique », affirme l’économiste Gaël Giraud. Directeur de recherche au CNRS et membre de Finance Watch (Observatoire européen de la finance), l’auteur de 20 propositions pour réformer le capitalisme (Flammarion, 2012) est aussi jésuite et sa critique des dérives de la finance dérégulée est fortement marquée par ses références religieuses. S’il critique la démesure et la cupidité de ce système, il en donne surtout une excellente explication, très pédagogique. Il commence par revenir sur les faits et décortique les mécanismes aux origines du krach financier de 2007. D’abord la « pyramide de Ponzi » des crédits subprimes, liés à l’utopied’une « société de propriétaires », qui ont contribué à la formation la bulle du marché immobilier américain en rémunérant les investissements des clients par les fonds procurés par les nouveaux entrants (un « commerce des promesses »). Ensuite, la titrisation, transformant les créances en actifs financiers échangeables sur les marchés mondiaux, d’où l’effet domino de la crise américaine. L’auteur ne manque pas de souligner la responsabilité des agences de notation : « en accordant des AAA sans sourciller à ces produits pourtant fort suspects, elles ont largement contribué à anesthésier la vigilance des opérateurs financiers ». Il y a aussi le tranching ouCollateralizedDebt Obligation (CDO), un « procédé du mille feuille » en usage dès les années 1990, mettant en avant les créances les plus sûres, pour dissimuler les créances douteuses et rendant impossible « d’évaluer la corrélation entre le risque de défaut du bas du mille-feuille et du haut du mille-feuille ». Ces procédés aboutissent à transformer « le crédit, et la confiance qui l’accompagne, en une marchandise », donc à déresponsabiliser les institutions de crédit. Enfin, le Credit Default Swap (CDS) ou couverture de défaillance, des « actifs financiers qui servent de contrats d’assurance sur le risque de crédit », mais échangeables sur des marchés de gré à gré et échappant au droit des assurances, sont responsables du glissement de ce krach des crédits subprime à la crise des dettes souveraines européennes. Pour Gaël Giraud, en effet, « la crise européenne n’est pas, d’abord, une crise des finances publiques, mais une crise de la finance dérégulée ». Les CDS, quiavaient servi à maquiller les comptes publics grecs, ont provoqué l’assèchement du marché interbancaire suite à la faillite en 2008 de LehmanBrothers (une des cinq plus grande banques du monde, dont la dette avait été assurée 50 fois par CDS) qui a obligé les banques centrales d’Europe, des Etats-Unis, d’Angleterre, etc. à injecter massivement de l’argent pour sauver les secteurs bancaires. C’est ce sauvetage qui est à l’origine du problème de la dette publique européenne. Témoin, l’Espagne. Or, rappelle Gaël Giraud, en Europe, le privé « est bien plus lourdement endetté que le public : 140 % du PIB européen, contre 88 % pour la dette publique en 2011 ». C’est donc par là qu’il faut commencer pour résoudre le problème.Gaël Giraud dénonce la financiarisation de l’économie, qui met en péril la démocratie, et pointe l’absence d’utilité sociale de l’innovation financière.
Vers une société de biens communs
La deuxième partie de son livre propose de recadrer le débat en tenant compte des contraintes énergétiques et climatiques qui deviennent de plus en plus impérieuses et conditionne toute prospérité durable. Si l’on reste dans le schéma éco-énergétique hérité de la seconde révolution industrielle, le rythme de croissance ne dépassera pas 1 % par an, ce qui ne permettra pas de sortir du cercle infernal de l’endettement et mènera droit à un « désastre humanitaire dès la fin de ce siècle ». Une transition écologique allant vers « une économie de moins en moins énergivore et polluante », et entamée dès aujourd’hui, coûterait « moins cher que le sauvetage inachevé du secteur bancaire ». Il s’agit donc deréduire la consommation d’énergie par le bâtiment, revaloriser le transport public, repenser l’urbanisme, transformer les modes de production de l’énergie et rerégionaliser le commerce international. En parallèle, il faut réviser le système bancaire, qui n’investit pas dans l’économie réelle. Il conteste l’indépendance des banques centrales vis-à-vis des pouvoirs politiques au nom d’unesoi-disant crédibilité : la Banque centrale européenne assume des responsabilités « en dehors de tout mandat démocratique », puisque le Parlement européen n’a pas de pouvoir exécutif et que la Commission n’est pas élue. D’où la possibilité de nommer à sa tête, sans trop de scandale, Mario Draghi, ancien cadre de Goldman Sachs à l’époque où elle aidait la Grèce à maquiller ses comptes… Il faut donc placer les banques centrales « sous une autorité politique démocratique qui aura des comptes à rendre auprès de ses citoyens ». L’idée la plus originale proposée par Gaël Giraud est celle d’une « société de biens communs », qui permettrait de sortir de la partition entre public et privé, pour gérer autrement les ressources communes. Il s’agit de considérer celles-ci moins comme des biens matériels que comme des « systèmes de règles régissant des actions collectives, des modes d’existence et d’activité de communautés ». Aux ressources environnementales, il ajoute la liquidité et le crédit. Enfin il propose plusieurs mesures pour financer cette transition écologique. Il plaide pour une « politique de régulation contracyclique » des marchés financiers, qui consisterait à « rendre plus difficile l’endettement en période haussière et faciliter le désendettement en période baissière ». Il insiste sur la nécessité de séparer les métiers bancaires et de dissocier les activités de crédit et de marché, afin d’assurer que « les dépôts des citoyens sont utilisés exclusivement pour le financement de l’économie réelle », mais aussi d’interdirele pantouflage de la haute fonction publique dans les banques privées pour éviter des conflits d’intérêt. Il réclame la réglementation du secteur financier européen et propose de revenir au monopole public de la création de monnaie. Un ouvrage limpide et fermement engagé.
Par : Kenza Sefrioui
Illusion financière
Gaël Giraud
Les Editions de l’Atelier, 184 p., 17 €
La fiction de Gutenberg à Zuckerberg
Auteur : Franc Rose
Frank Rose enquête dans l’industrie de la culture et souligne le déplacement des lignes de la narration. Le cinéma et les nouvelles technologies semblent avoir changé le cours… des histoires.
Nous n’avons rien vu venir mais les médias sociaux ont bouleversé profondément nos vies. C’est arrivé trop vite. Nous nous sommes retrouvé dedans sans avoir rien choisi, avant même d’avoir compris.
Et si nous marquions une halte ?
C’est ce que nous propose Frank Rose, journaliste au New York Times qui s’est arrêté sur l’apport des médias sociaux dans nos vies et plus exactement sur les nouveaux modes de narration.
Aujourd’hui nous pouvons dire qu’il y a eu un avant et un près Zuckerberg comme il y eut, un avant et un après Gutenberg.
Si l’imprimerie a donné naissance au roman, les médias sociaux ont donné vie à une nouvelle forme narrative. «Onze septembre 2001. Le monde entier est rivé à son poste de télévision. Les images apocalyptiques des tours en flammes nous parviennent à travers les yeux et les oreilles d’une poignée de professionnels des médias. Dix ans plus tard, la commémoration du dixième anniversaire du drame est toujours relayé par l’ensemble des médias de masse – journalistes, intellectuels et écrivains. Mais des millions d’autres voix les ont rejoints : Twitter, Facebook, sites et plates-formes fournissent une chambre d’écho infini à un désarroi qui désormais se partage et se réinvente collectivement ».
Aujourd’hui, chacun peut raconter une histoire, rapporter l’info mais aussi (et surtout) la partager. Nous sommes devenus tous acteurs de l’information. Avant seuls les médias de masse avaient cette capacité. Avec facebook est née une autre façon d’informer, de nouvelles formes de récit.
Toutefois, le monde numérique n’a pas seulement modifié la réalité mais aussi la fiction. Aujourd’hui les deux s’interpénètrent et le cinéma en a été le déclencheur.
Un petit exemple s’impose. A la sortie de Batman en 2007, la réalité rejoint la fiction. Pour faire la promo du film, des jeux à « réalités alternées » mêlant tour à tour réel et fictif ont été lancés.
Ceux qui ont participé au jeu se sont retrouvés dans la tourmente de l’histoire de Batman avant même la sortie du film. « L’opération gâteaux-téléphones a offert à des milliers de fans une plongée dans le récit bien avant la sortie du film ». C’est ainsi que le fan est devenu acteur, a tissé des liens avec les personnages avant même de les avoir vu au cinéma.
Plonger dans la fiction en utilisant la technologie
Nous sommes en train de vivre une véritable « révolution littéraire ».
Internet façonne notre langage, nos récits… et du coup notre façon de voir, d’appréhender la réalité. Interactivité, détournement de la fiction au profit de la réalité (ou le contraire) sont autant de nouvelles façons de raconter des histoires aujourd’hui. On est passé de la lecture et du simple spectateur à l’interactivité. Tout devient jeu avant même que l’histoire ne commence
Les personnages de fiction ont leur propre compte twitter, leurs pages facebook et communiquent. Ils peuvent nous parler sans quitter leur mystère et leur aura. Nous avons franchi de nouvelles limites avec le fictif. « Nous ne consommons plus les histoires comme elles nous sont racontées ; nous les partageons les uns avec les autres”, précise Rose ce qui est tout à fait à l’air du collaboratif comme annoncé par l’économiste Jeremy Rifkin dans son livre : La troisième révolution industrielle.
Mais que recherchons-nous exactement ? De l’émotion bien sûr. Une émotion que nous sommes de plus en plus nombreux à vouloir fabriquer. A quoi tout cela sert-il ? se demande le célèbre auteur de science fiction Philip K. Dick « dans ce que j’écris, je demande : qu’est-ce qui est réel ? Parce qu’on nous bombarde de pseudo réalités fabriquées par des gens au moyen de mécanismes électroniques très sophistiqués. Je ne me méfie pas de leurs motivations, je me méfie de leurs pouvoirs ». Le mot est lâché. Il s’agit bel et bien d’une prise de pouvoir !
Les fabricants des jeux vidéo l’ont bien compris. En très peu de temps, les produits de divertissement immersifs se sont transformés en addiction et en modes sophistiqués de stimulation d’émotion. Bien plus qu’à la lecture d’un livre, le monde de l’immersion interactive fabrique non seulement des histoires mais propose au joueur de faire partie de l’histoire.
Des films comme Avatar de James Cameron, Lost de Carlton Cuse ou le nouveau Batman n’appartiennent plus à leurs créateurs mais aux fans. Le jeu est pervers et à double tranchant. La question est : comment maintenir le fan en haleine tout en lui donnant un rôle dans l’histoire ? Qui fabrique la fiction au final ? La narration est-elle si contrôlée que ça ? L’exemple de Lost est, à ce propos, édifiant. Les spectateurs sont ambivalents concernant le rôle qu’ils souhaitent avoir. La question qui revient le plus souvent aux oreilles des producteurs est : « Dans quelle mesure tout cela a été prévu à l’avance ? » « les fans voudraient que nous ayons tout planifié, explique Lindorf (auteur de Lost) mais ils veulent aussi avoir leur mot à dire. Ils ne peuvent pas avoir les deux ».
C’est désormais dans cette zone d’ombre que se situe le spectateur : entre fiction et réalité. Les frontières sont de plus en plus minces. Vont-elles un jour disparaître ?
Le film de Christopher Nolan, Inception résume au mieux ce propos. Le héros, campé par Léonardo Di Caprio est averti par une toupie qui tourne qu’il est toujours dans le monde des rêves. « Aujourd’hui, il est encore impossible de dire à quel point ces mondes-histoires que nous construisons –Avatar, tron, le holodeck- deviendront réellement immersifs. Mais si un jour nous perdons le fil, une toupie sera très utile » conclut l’auteur.
Par : Amira Géhanne Khalfallah
Frank Rose
Buzz
Avatar, Lost, GTA : Le monde de demain est déjà là !
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Antoine Monvoison,
348 pages, 20 €
Haro sur les paradis fiscaux
Auteur : Gabriel Zucman
Gabriel Zucman propose une estimation du coût de l’évasion fiscale et du gouffre dans les comptes des Etats et donne des pistes pour lutter contre ce fléau.
« Les paradis fiscaux peuvent être vaincus, non pas en fermant les frontières, mais en remettant les questions fiscales au cœur des politiques commerciales », assure Gabriel Zucman. Le chercheur, professeur à la London School of Economics et à l’Université de Berkeley, propose une enquête inédite sur ces pays dont la politique de secret bancaire est au cœur de la crise financière, budgétaire et démocratique, notamment en Europe. Pour la première fois, il propose une évaluation chiffrée des pertes qu’ils génèrent – ce qui n’avait jamais été fait à cause de « l’impression de mystère » qui entoure le monde de la finance, malgré la simplicité de la plupart des montages, et de la rareté des études universitaires sur ce sujet liées au « mépris relatif dans lequel ont traditionnellement été tenues les questions d’économie appliquée au sein de la discipline, au profit des spéculations purement théoriques ». Statistiques à l’appui (résultats publiés par la Banque des règlements internationaux et les banques centrales nationales, encours mondiaux des billets de 100 dollars et 500 euros…), Gabriel Zucman traque les anomalies (plus de passifs enregistrés que d’actifs), refait le compte et présente ses conclusions.[1]
Environ 8 % du patrimoine financier des ménages au niveau mondial serait détenu dans les paradis fiscaux, soit près de 5 800 milliards d’euros. « A titre de comparaison, la dette extérieure nette de la Grèce est de 230 milliards ». En 2013, les dépôts bancaires cachés s’élevaient à 1 000 milliards d’euros et 4 800 milliards d’euros étaient investis dans les actions, obligations et Sociétés d’investissement à capital variable (Sicav) internationales. « Les paradis fiscaux ne se sont jamais aussi bien portés qu’aujourd’hui », conclut-il, et le secret bancaire est loin d’être mort… Le deuxième volet de son estimation concerne les pertes de recettes fiscales. « La fraude des ultra-riches coûte chaque année 130 milliards d’euros aux Etats du monde entier » : 80 milliards de fraude à l’impôt sur les revenus (intérêts et dividendes), 45 milliards de fraude à l’impôt sur les successions et 5 milliards de fraude à l’impôt sur la fortune – sans les pertes provenant d’activités illégales et « les coûts de l’optimisation fiscale des multinationales ». Ce qui est sûr, c’est que les Etats, qui ont réduit les impôts du capital, des successions et des fortunes en espérant freiner la fuite des capitaux vers les paradis fiscaux, « se voient infliger une double peine : ils payent le prix de la fraude, mais récoltent de surcroît moins d’impôts sur les patrimoines non dissimulés ». La France en est une des grandes victimes, avec une fraude de 50 milliards d’euros en 2013, générant des pertes de 17 milliards, soit près d’1 % de son PIB. L’Afrique est « l’économie la plus frappée par l’évasion fiscale », avec 120 milliards d’euros détenus en Suisse, « soit davantage que les Etats-Unis, pays dont le PIB est pourtant sept fois plus élevé » : les conséquences sont donc encore plus graves pour elle que pour les pays riches.
« Îles Vierges-Suisse-Luxembourg : voilà le trio infernal aujourd’hui au cœur de l’évasion fiscale européenne », dénonce Gabriel Zucman, qui retrace l’histoire de la finance offshore et dénonce les déséquilibres flagrants : la Suisse, à peine 0,1 % de la population mondiale, détenait en 1974 un tiers de toutes les actions américaines ; le Luxembourg, 500 000 habitants, est le 2e pays derrière les Etats-Unis à abriter des Sicav et Organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM)… La clef de voûte de ce système est évidemment le secret bancaire, qui « n’est rien d’autre qu’une forme déguisée de subvention qui offre aux banques offshore la possibilité de spolier les gouvernements voisins. » Or, « d’après les règles mêmes de l’OMC, les pays qui en sont victimes sont en droit d’imposer des représailles égales au préjudice qu’ils subissent ».
Pour un cadastre financier du monde
Lutter contre cette fraude est donc une urgence. Gabriel Zucman juge inefficaces les politiques adoptées : échange à la demande, loi américaine dite Fatca, directive épargne ne concernant que les intérêts (et pas les dividendes, alors que 80 % des sommes sont des placements financiers)… un « marché de dupes ». Il préconise la contrainte, les vérifications et des sanctions. Il propose d’abord la création d’un « registre mondial des titres financiers indiquant sur une base nominative qui possède chaque action et chaque obligation », doublé de l’échange automatique et international d’informations entre les banques et le fisc. En cas de fraude, il réclame des sanctions commerciales coordonnées : « Les paradis fiscaux ont beau être des géants financiers, ce sont dans l’ensemble des nains économiques et politiques. Tous dépendent massivement de leur commerce. C’est leur faiblesse ; c’est par là qu’il faut les contraindre ». Si la France, l’Allemagne et l’Italie imposent conjointement des droits de douane de 30 % sur les biens qu’ils importent de Suisse, ils peuvent la contraindre à abandonner son secret bancaire. Assez vite, puisqu’il « rapporte à la Suisse beaucoup moins que ce qu’il coûte aux pays qui en sont victimes » : pas plus de 15 milliards d’euros par an, 3 % de son PIB. Quant au Luxembourg, qui pratique le commerce de souveraineté en vendant aux multinationales le droit de décider de leurs propres taux d’imposition, Gabriel Zucman envisage son exclusion de l’Union européenne : « Si le Luxembourg n’est plus une nation, il n’a plus sa place dans l’Union européenne. […] Rien dans les traités, dans l’esprit de la construction européenne ou dans la raison démocratique ne justifie qu’une plateforme hors sol pour l’industrie financière mondiale ait une voix égale à celle des autres pays ». Enfin, il réclame la création d’un « impôt global sur le capital financier » prélevé à la source pour lutter contre l’opacité financière. Il faut « taxer les profits globaux des multinationales, et non, comme aujourd’hui, leurs profits pays par pays, car ces derniers sont manipulés par des armées d’experts comptables. Le nouvel impôt rapporterait au niveau mondial 30 % de plus que l’ancien, essentiellement au profit des grands pays d’Europe et des Etats-Unis, où les rois de l’optimisation fiscale, les Google, Apple et Amazon, font l’essentiel de leurs ventes mais ne payent rien ou presque ». Il y va de la souveraineté des Etats et de leur capacité à agir contre les inégalités. De la sauvegarde de la démocratie.
Par : Kenza Sefrioui
La richesse cachée des nations, enquête sur les paradis fiscaux
Gabriel Zucman
Seuil, La République des idées, 128 p., 11,80 €
[1] Pour les détails, voir www.gabriel-zucman.eu/richesse-cachee.
Difficile décollage pour le Royaume
Auteur : Abdelmalek Alaoui
Sous la direction de Bouchra Rahmouni Benhida l’Association marocaine d’intelligence économique -think tank généraliste - publie un ouvrage intitulé : Le Maroc stratégique. Un livre qui expose un diagnostic global de la dynamique économique poursuivie par le pays ces dernières décennies.
Les chercheurs analysent avec clarté les défaillances et les manques à gagner de l’économie marocaine. Un des points soulevés dans cette étude est le taux de croissance. Selon la banque mondiale ce dernier devrait atteindre les 6% pour lutter contre la grande pauvreté au Maroc. Les auteurs de ce livre proposent, en revanche, une croissance à deux chiffres (10%) pour pouvoir réaliser un véritable « décollage économique ». Ce qui est selon leurs estimations tout à fait jouable sur une décennie. Mais beaucoup d’efforts et de réalisations restent à faire !
Le groupe de réflexion s’est concentré, par ailleurs, sur la période : 1999-2009. Première décennie du règne de roi Mohamed VI. Mais pour mieux comprendre le contexte actuel, un retour aux années soixante s’avère utile. La mise en perspective des performances de l’économie marocaine sur la période : 1960-2010 nous permet de constater une accélération de la croissance du PIB pendant les deux dernières décennies par rapport aux trois précédentes. « Ce qui pourrait laisser penser que le Maroc est bien entré dans une dynamique d’émergence ». Mais les auteurs de cette étude restent prudents. « Une analyse plus fine de cette sous-période est nécessaire avant d’en tirer les conclusions. De plus avec 4% par an de croissance du revenu par habitant, le niveau atteint reste encore insuffisant ». A titre d’exemple, des pays émergents telle la Corée du Sud ou Taïwan sont entre 6 et 7% et nous sommes loin du compte.
Un des problèmes majeurs du Maroc est le règne de l’informel qui se situe tout autant au niveau microéconomique que macroéconomique. Les causes du premier seraient imputées aux charges patronales trop lourdes (selon les entreprises) et dissuasives. Ce qui les pousse à ne pas déclarer leurs activités. Quant aux raisons macroéconomiques, elles sont dues à l’insuffisance de création d’emplois dans le secteur formel. Ce qui constitue un frein à la dynamique économique du pays. Cela se traduit par ailleurs, par l’incapacité à évaluer des revenus. Selon une étude du HCP, (conduite en 2007), « 2,2 millions d’actifs au Maroc travaillent dans le secteur de l’informel, générant 14% du PIB. Cela représente 37% de l’emploi non agricole total.
Selon une autre étude de la banque mondiale, il s’agit de 80%. Rien qu’à cet écart d’appréciation, on se rend compte de l’ampleur du drame !
Par ailleurs, l’économie marocaine est à la fois dépendante du secteur primaire et en voie de « tertiarisation ». Si l’on revient sur les deux décennies précédentes (ce qui coïncide avec le lancement de réformes structurelles), l’économie marocaine reste toujours tributaire du secteur agricole « tout en connaissant une tertiarisation rapide, si ce n’est précoce ». Toutefois le pays n’a pas réussi une industrialisation massive, à l’instar d’autres pays émergents, comme la Thaïlande ou la Malaisie. A terme « le pays risque de tomber dans une trappe à revenu intermédiaire (middle income trap) se traduisant par un ralentissement de la croissance et un blocage des indicateurs de développement ».
Ce qui tire vers le bas
Vu par la lorgnette sociale, le défi est le même. « Bien que des progrès aient été accomplis depuis l’indépendance, le Maroc possède un indice de développement humain (IDH) de 0,582, ce qui place le Maroc au 130ème rang mondial sur 186 pays ».
Mis à part un taux de mortalité élevé, un revenu brut par habitant assez bas…etc…le taux de scolarisation n’a pas évolué et les répercussions de cette stagnation sont lourdes de conséquences. En résonnance à ce déficit, le secteur de l’emploi creuse davantage les inégalités entre les hommes et les femmes. « Ces dernières ne participent qu’à hauteur de 26 % au marché du travail contre 80% pour les hommes »
Autre douleur que porte le Maroc dans sa chaire comme une gangrène, la corruption. Selon Transparency international, le royaume est classé 85ème sur 178 pays étudiés. « La corruption reste répandue dans le secteur public qui est le premier investisseur du Royaume. La lutte contre la corruption ne peut se décréter. Elle nécessite surtout un cadre de transparence où les marchés sont attribués suivant un processus public et où chacun peut dénoncer les manquements aux règles. En d’autres termes, elle suppose des contre-pouvoirs forts ».
Le livre termine sur une analyse de la directrice des travaux Bouchra Rahmouni Benhida. Un texte optimiste et réaliste à la fois. Une fine analyse de la chercheuse permet de remettre les choses à leur place.
Si elle revient sur les grands chantiers et les réalisations du pays, elle explique bien la trajectoire du développement, qui ne vient pas de la classe politique mais de l’institution monarchique. Les changements non pas radicaux mais graduels de la société marocaine viennent du haut (top-down) comme tel a été le cas pour projet : Instance équité et réconciliation ou encore la réforme du code du statut personnel.
Le second mouvement est intéressant à analyser. Il s’agit du bottom-up et « a démarré au milieu des années 2000 avec la montée de l’action revendicatrice issue des médias et de la société civile, jusqu’à l’arrivée du mouvement du 20 février à la suite du déclenchement des révolutions arabes ». En clair, le Maroc avance vers la croissance mais les objectifs sont loin d’être atteints. Le pays devrait se concentrer davantage sur le
renforcement de ses atouts économiques et sociaux. Le plus urgent selon les chercheurs semble « la refonte de la chaîne administrative pour mettre en place des réformes structurelles ».
Pour cela il faudrait se focaliser davantage sur l’Humain, l’Institution et la Région.
Par : Amira Géhanne Khalfallah
Le Maroc stratégique
Préface Abdelmalek Alaoui
Casa Express édition
204 pages.
100 DH.