Difficile décollage pour le Royaume
Auteur : Abdelmalek Alaoui
Sous la direction de Bouchra Rahmouni Benhida l’Association marocaine d’intelligence économique -think tank généraliste - publie un ouvrage intitulé : Le Maroc stratégique. Un livre qui expose un diagnostic global de la dynamique économique poursuivie par le pays ces dernières décennies.
Les chercheurs analysent avec clarté les défaillances et les manques à gagner de l’économie marocaine. Un des points soulevés dans cette étude est le taux de croissance. Selon la banque mondiale ce dernier devrait atteindre les 6% pour lutter contre la grande pauvreté au Maroc. Les auteurs de ce livre proposent, en revanche, une croissance à deux chiffres (10%) pour pouvoir réaliser un véritable « décollage économique ». Ce qui est selon leurs estimations tout à fait jouable sur une décennie. Mais beaucoup d’efforts et de réalisations restent à faire !
Le groupe de réflexion s’est concentré, par ailleurs, sur la période : 1999-2009. Première décennie du règne de roi Mohamed VI. Mais pour mieux comprendre le contexte actuel, un retour aux années soixante s’avère utile. La mise en perspective des performances de l’économie marocaine sur la période : 1960-2010 nous permet de constater une accélération de la croissance du PIB pendant les deux dernières décennies par rapport aux trois précédentes. « Ce qui pourrait laisser penser que le Maroc est bien entré dans une dynamique d’émergence ». Mais les auteurs de cette étude restent prudents. « Une analyse plus fine de cette sous-période est nécessaire avant d’en tirer les conclusions. De plus avec 4% par an de croissance du revenu par habitant, le niveau atteint reste encore insuffisant ». A titre d’exemple, des pays émergents telle la Corée du Sud ou Taïwan sont entre 6 et 7% et nous sommes loin du compte.
Un des problèmes majeurs du Maroc est le règne de l’informel qui se situe tout autant au niveau microéconomique que macroéconomique. Les causes du premier seraient imputées aux charges patronales trop lourdes (selon les entreprises) et dissuasives. Ce qui les pousse à ne pas déclarer leurs activités. Quant aux raisons macroéconomiques, elles sont dues à l’insuffisance de création d’emplois dans le secteur formel. Ce qui constitue un frein à la dynamique économique du pays. Cela se traduit par ailleurs, par l’incapacité à évaluer des revenus. Selon une étude du HCP, (conduite en 2007), « 2,2 millions d’actifs au Maroc travaillent dans le secteur de l’informel, générant 14% du PIB. Cela représente 37% de l’emploi non agricole total.
Selon une autre étude de la banque mondiale, il s’agit de 80%. Rien qu’à cet écart d’appréciation, on se rend compte de l’ampleur du drame !
Par ailleurs, l’économie marocaine est à la fois dépendante du secteur primaire et en voie de « tertiarisation ». Si l’on revient sur les deux décennies précédentes (ce qui coïncide avec le lancement de réformes structurelles), l’économie marocaine reste toujours tributaire du secteur agricole « tout en connaissant une tertiarisation rapide, si ce n’est précoce ». Toutefois le pays n’a pas réussi une industrialisation massive, à l’instar d’autres pays émergents, comme la Thaïlande ou la Malaisie. A terme « le pays risque de tomber dans une trappe à revenu intermédiaire (middle income trap) se traduisant par un ralentissement de la croissance et un blocage des indicateurs de développement ».
Ce qui tire vers le bas
Vu par la lorgnette sociale, le défi est le même. « Bien que des progrès aient été accomplis depuis l’indépendance, le Maroc possède un indice de développement humain (IDH) de 0,582, ce qui place le Maroc au 130ème rang mondial sur 186 pays ».
Mis à part un taux de mortalité élevé, un revenu brut par habitant assez bas…etc…le taux de scolarisation n’a pas évolué et les répercussions de cette stagnation sont lourdes de conséquences. En résonnance à ce déficit, le secteur de l’emploi creuse davantage les inégalités entre les hommes et les femmes. « Ces dernières ne participent qu’à hauteur de 26 % au marché du travail contre 80% pour les hommes »
Autre douleur que porte le Maroc dans sa chaire comme une gangrène, la corruption. Selon Transparency international, le royaume est classé 85ème sur 178 pays étudiés. « La corruption reste répandue dans le secteur public qui est le premier investisseur du Royaume. La lutte contre la corruption ne peut se décréter. Elle nécessite surtout un cadre de transparence où les marchés sont attribués suivant un processus public et où chacun peut dénoncer les manquements aux règles. En d’autres termes, elle suppose des contre-pouvoirs forts ».
Le livre termine sur une analyse de la directrice des travaux Bouchra Rahmouni Benhida. Un texte optimiste et réaliste à la fois. Une fine analyse de la chercheuse permet de remettre les choses à leur place.
Si elle revient sur les grands chantiers et les réalisations du pays, elle explique bien la trajectoire du développement, qui ne vient pas de la classe politique mais de l’institution monarchique. Les changements non pas radicaux mais graduels de la société marocaine viennent du haut (top-down) comme tel a été le cas pour projet : Instance équité et réconciliation ou encore la réforme du code du statut personnel.
Le second mouvement est intéressant à analyser. Il s’agit du bottom-up et « a démarré au milieu des années 2000 avec la montée de l’action revendicatrice issue des médias et de la société civile, jusqu’à l’arrivée du mouvement du 20 février à la suite du déclenchement des révolutions arabes ». En clair, le Maroc avance vers la croissance mais les objectifs sont loin d’être atteints. Le pays devrait se concentrer davantage sur le
renforcement de ses atouts économiques et sociaux. Le plus urgent selon les chercheurs semble « la refonte de la chaîne administrative pour mettre en place des réformes structurelles ».
Pour cela il faudrait se focaliser davantage sur l’Humain, l’Institution et la Région.
Par : Amira Géhanne Khalfallah
Le Maroc stratégique
Préface Abdelmalek Alaoui
Casa Express édition
204 pages.
100 DH.
Troisième révolution industrielle en cours
Auteur : Christian Saint-Etienne
Pour Christian Saint-Etienne, l’âge industriel n’est pas terminé, mais est en pleine mutation.
« Il faut rompre, après quinze ans d’errements, avec la vision fausse d’un monde postindustriel alors qu’il est hyperindustriel », clame l’économiste français Christian Saint-Etienne. Ce professeur d’économie industrielle au Conservatoire national des Arts et Métiers, qui a également été économiste au Fonds monétaire international puis administrateur à l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), estime en effet que la troisième révolution industrielle est en cours : celle de l’électronique et de l’informatique, qui ont apporté d’importantes mutations technologiques. Si celles-ci sont un fait, l’économie adéquate reste encore à mettre en place. C’est ce qu’il appelle l’iconomie entrepreneuriale, dont il donne la définition suivante – hélas au bout d’une cinquantaine de pages : « Nouveau système technique issu de la troisième révolution industrielle en cours, l’iconomie entrepreneuriale – i comme intelligence, informatique, Internet et innovation – est le fruit de trois nouvelles formes de production et de distribution :
- l’économie de l’informatique, d’Internet et des logiciels en réseau, qui s’appuie sur les progrès foudroyants de la microélectronique ;
- l’économie entrepreneuriale de l’innovation ;
- l’industrie des effets utiles, qui n’est elle-même concevable qu’en faisant appel aux nouvelles technologies informatiques et de communication permettant de créer des assemblages de biens et services gérés en temps réel par de puissants logiciels en interaction avec le client. »
La première « favorise toutes les formes d’innovation qui permettent à de jeunes entreprises innovantes de créer de nouveaux segments de marché par une utilisation optimale de l’informatique et des réseaux ». La seconde est inextricablement liée aux NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, technologies de l’Information et de la communication, technologies Cognitives). La troisième débouche sur une « économie servicielle » où les relations entre producteurs et consommateurs sont construites « soit sur des assemblagesde biens et de services (achat d’un téléphone intelligent, avec un abonnement et la possibilité de charger des applications), soit sur l’achat de services sans possession du produit d’usage (une voiture qui vous est réservée à l’endroit et au moment choisi) », où Christian Saint-Etienne voit un modèle de « croissance durable ».
Cette troisième révolution industrielle est une « révolution de l’intelligence » appelée à bouleverser les structures économiques et politiques et à « déconstruire les systèmes massifiés et hiérarchisés ». Le pouvoir appartient désormais à « ceux qui dominent les logiciels en réseau réorganisant chaque secteur économique ». Désormais, la « mise en réseau des intelligences » permet une innovation en continu. Du coup, « le « cerveau d’œuvre » remplace la main-d’œuvre comme facteur de production clé ». Au système hiérarchique sur le modèle fordien s’est substitué, dès le début des années 1980 et de façon plus générale au début des années 2000, selon Christian Saint-Etienne, un modèle relationnel : « les liaisons horizontales deviennent plus productives par échange entre pairs s’exprimant librement et avec des compétences techniques directement opérationnelles conduisant à des échanges riches en informations et en significations partagées. Alors que les liaisons verticales, qu’elles soient descendantes ou ascendantes, sont formelles et manipulées pour produire des actions servant des intérêts précis, ce qui donne des échanges pauvres en signification partagée ».
Monde hyperindustriel
Pour l’auteur, qui relaie les thèses de la droite libérale, cette « iconomie entrepreneuriale », qui concerne tous les secteurs de l’économie,suppose des réformes politiques en profondeur. Il appelle de ses vœux un nouveau contrat social tenant compte de l’intrication entre mérite individuel et mérite collectif, une restructuration de l’organisation des territoires pour favoriser la « métropolisation de la croissance », arguant que la recherche de haut niveau est très concentrée – ce qui suppose l’« optimisation conjointe des systèmes de transport et d’information des habitants de la ville et des systèmes de recherche et de financement dans le cadre d’une économie de l’innovation ». Il souhaite une réforme du système éducatif pour encourager l’innovation, faire « des acteurs responsables du monde futur » plutôtque ce qu’il qualifie péjorativement de « spectateurs critiques »– ce qui ne manque pas de susciter des interrogations. Il prône la régulation de l’activité bancaire et le passage « de la finance débridée à la finance entrepreneuriale » au service des entreprises innovantes. Bref, il appelle à « fonder la stratégie de réindustrialisation française sur les logiciels en réseau et sur la remontée des taux de profit du secteur productif. »
Le livre est en fait une attaque en règle contre la politique française, que Christian Saint-Etienne accuse de « tourner le dos » à l’iconomie entrepreneuriale, mais aussi contre l’Europe, puisqu’il regrette que l’institution de la zone euro lors du traité de Maastricht en 1992 se soit fait « sans gouvernement économique, sans budget propre à la zone et sans coordination fiscale et sociale ». Fasciné par « l’agilité coopérative » du modèle anglo-saxon, il s’en prend violemment aux politiques sociales et fiscales françaises. Ses propositions de « choc institutionnel » sont sans équivoque sur son engagement droitier : « hausse du temps de travail pour maintenir le pouvoir d’achat des travailleurs » au mépris de décennies de luttes sociales, plafonnement de l’actionnariat salarié à 15 à 18%... Quant à l’abandon, dans la Constitution,du principe de précaution « au bénéfice du principe de responsabilité », il laisse songeur… Abusant de tournures alarmistes du type « nous n’avons pas le choix de rester en dehors de la mutation en cours », Christian Saint-Etienne élude de nombreuses questions : quid du droit du travail pour les basses compétences ? quid des rémunérations et du temps exigé des « cerveaux » dans des multinationales ? comment établir des relations égalitaires quand l’accès aux finances ne l’est pas ? Quid enfin de l’Etat et de l’intérêt général ?
Par : Kenza Sefrioui
L’Iconomie pour sortir de la crise
Christian Saint-Etienne
Odile Jacob, 176 p., 18,90 €
Rapport du CESE sur les soins de santé de base
Auteur : Bachir Znagui
Le Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE) a présenté en automne 2013 au chef du gouvernement son rapport sur les soins de base de santé au Maroc. Celui-ci faisait suite à une saisine du chef du gouvernement en novembre 2012, pour « évaluer la situation actuelle de l’accès des citoyennes et des citoyens aux prestations de soins de santé de base dans les milieux urbain et rural, en termes de qualité, de coût et de modalités de financement, et élaborer des recommandations opérationnelles permettant d’étendre la couverture médicale dans notre pays dans la perspective d’une couverture universelle ». Document riche en informations du fait qu’il a procédé à un travail analytique de toutes les études et analyses existantes, tant dans le contexte gouvernemental que dans le cadre de la société civile ou des organisations internationales. Ce document a exploré les caractéristiques de l’offre de soins de santé de base, la question d’accès des citoyens à ces soins, les dépenses de santé des marocains, leur financement, et a formulé enfin ses recommandations .
Le rapport a rappelé l’engagement du Maroc à atteindre, dès 2015, les huit Objectifs du millénaire pour le développement, dont trois sont relatifs à la santé : réduire la mortalité infantile, améliorer la santé maternelle, et combattre le VIH/SIDA, le paludisme et d’autres maladies. Il a également cité le rapport de l’OMS en 2010, qui a été consacré au financement des systèmes de santé et à la couverture universelle. Pour l’OMS le fait de se rapprocher de la couverture universelle n’est pas le privilège des pays à revenu élevé. Ainsi, le Brésil, le Chili, la Chine, le Mexique, le Rwanda et la Thaïlande ont récemment fait des progrès importants vers la couverture médicale universelle.
Des structures sous-équipées et mal utilisées
Quelle situation prévaut au Maroc ? Le réseau des établissements SSB est complètement déconnecté du réseau hospitalier et dépend dans chaque province (ou préfecture) du Service de l’infrastructure et des actions ambulatoires provinciales (ou préfectorales), le SIAAP. Ce réseau est constitué de 2 689 établissements de soins de santé de base (ESSB) dont 72% sont implantés en milieu rural (audition du ministre de la Santé). 143 centres de santé sont actuellement fermés, et un certain nombre sont très peu fréquentés.
L’étude de cas menée par l’ONDH montre que les patients enquêtés dans les régions de Figuig, Salé et Azilal consultent presque à part égale les médecins du public et du privé ; elle relève que «l’insuffisance de qualité des services offerts, d’accessibilité physique et financière sont les causes essentielles de cette sous-utilisation des centres SSB ».
Le Maroc est l’un des 57 pays souffrant d’une pénurie aiguë en professionnels de santé avec un ratio de 1,86 pour 1 000 habitants.
La densité du personnel paramédical formé aux soins liés à l’accouchement est inférieure au seuil de 2,28 pour 1 000 habitants, défini comme seuil critique par l’OMS.
Le rapport constate que, lors des dix prochaines années, 24% des paramédicaux du public partiront à la retraite, ce qui représente environ 7 000 personnes.
Le ratio du nombre de médecins par habitant est de 6,2 médecins pour 10 000 habitants, loin derrière le Liban, la Jordanie, la Tunisie et l’Algérie. Le nombre de médecins exerçant au sein des établissements de soins de santé de base (ESSB) est d’environ 1 pour 10 000.
Paradoxalement, En 2011, le nombre de Marocains travaillant en France dans le domaine de la santé (médecins, chirurgiens, chirurgiens-dentistes, etc.), était estimé à plus de 5 000. Au 1er janvier 2013, la France compte 1 034 médecins marocains nouvellement inscrits au tableau de l’Ordre des médecins.
À la problématique de la pénurie globale des ressources humaines, s’ajoutent de grandes inégalités territoriales en matière d’offre de soins. Le ratio médecins/habitants va de un médecin pour 1 916 habitants à Casablanca, à un médecin pour 5 378 habitants dans la région Souss-Massa-Draa. Ce ratio est de 1 médecin pour 8 111 habitants en milieu urbain et de 1 pour 11 345 en milieu rural.
Des déséquilibres en répartition géographique et une image dévalorisée
De même, la distribution du personnel paramédical, dont l’effectif s’élève à 30 572, employé à 85% par le secteur public, est très inégale entre les régions : de 0,54% dans la région d’El Gharb-Chrarda-Beni Hssen à 1,7% dans la région de Laâyoune-Boujdour-Sakia El Hamra.
Alors que le système de santé au Maroc a un énorme besoin de médecins généralistes, « aucun étudiant (ou presque) ne veut être généraliste, plusieurs généralistes souhaiteraient être spécialistes ». Les raisons invoquées sont notamment : la perception négative des soins de santé de base ; la non-reconnaissance de la médecine générale comme discipline spécifique ; la rémunération et le statut peu motivant ; l’absence de « niche » universitaire pour la médecine générale, la médecine de famille et communautaire. L’accès limité aux médicaments et aux plateaux techniques des centres de santé procèdent également de la démotivation des médecins généralistes appelés à y œuvrer.
Le système des ESSB est ainsi un système de santé centralisé à l’excès, marqué par la corruption qui touche l’ensemble des dispositifs de prise en charge des patients selon des degrés variables : l’admission à 53%, les médicaments à 42%, les certificats à 41%, les consultations à 35% et le sang à 37%. Elle est plus concentrée dans les grandes agglomérations et dans les hôpitaux. À titre d’illustration, pour les médicaments, elle est de 35% dans un centre de santé et de 46% à l’hôpital ; pour les consultations, elle est de 29% dans un centre de santé et de 41% à l’hôpital. Du point de vue des patients, les expériences de corruption vécues mettent en jeu en premier lieu les infirmiers (63%), suivis par les médecins (16%) et les agents de sécurité (8%).
Le système actuel exprime de fortes disparités ; l’accessibilité aux soins de santé de base demeure ainsi très difficile pour près de 24% de la population résidant à plus de 10 km du premier ESSB.
L’accessibilité géographique révèle la pénalisation de l’enclavement en milieu rural ; l’accessibilité physique illustre une loi non appliquée ; l’accessibilité socioculturelle démontre le handicap de l’analphabétisme. Quant à la qualité des soins, elle est perçue comme insuffisante par les concernés.
Des exemples déroutants sont présentés dans ce document. Ainsi, pour améliorer la qualité du dépistage et du suivi des grossesses à risques, et lutter contre la mortalité maternelle, le ministère de la Santé a récemment (2010) équipé en mini analyseurs et en échographes plus de 300 centres de santé communaux avec module d’accouchement. Une partie seulement de ces automates fonctionnent à cause de l’absence de mesures adéquates accompagnatrices.
En 2011, 46 927 mariages de mineurs, concernant à 99% des filles, ont été autorisés par des juges, conduisant naturellement au risque de grossesses précoces.
La tuberculose : près de 28 000 nouveaux cas ont été notifiés en 2012, ce qui témoigne d’un relatif échec du programme de lutte contre cette maladie.
Une prévalence accrue de certaines maladies, en particulier l’obésité, l’hypertension artérielle, les maladies cardio-vasculaires, le diabète sucré, certains cancers… À titre d’exemple, entre 2001 et 2011, l’obésité a augmenté de 7,3% par an. 10,3 millions de Marocains adultes, dont 63,1% de femmes, sont en situation d’obésité ou de pré-obésité. Le diabète de type 2, de loin le plus fréquent (90% des diabètes), est une véritable épidémie.. La prévalence de l’hypertension artérielle (33,6%).
Au Maroc, les médicaments et biens médicaux représentent 32% des dépenses totales de santé, avec une dépense annuelle totale par habitant qui s’élève à 524 dirhams. Or le taux de pénétration du médicament générique au Maroc n’est actuellement que de 34% en officine et de 42% toute consommation confondue, ce qui reste faible comparé par exemple au taux de 70% atteint aux Etats-Unis.L’automédication représente plus de 40% de la consommation de médicaments.
Les dépenses totales de santé au Maroc représentent à peine 6,2% du PIB
Les dépenses totales de santé au Maroc représentent à peine 6,2% du PIB, soit un niveau inférieur à celui de la moyenne des 194 pays membres de l’OMS qui est de 6,5%. Elles sont aussi deux fois moindres qu’en Tunisie et six fois moindre qu’en Jordanie. De même, la dépense annuelle totale en santé par habitant, pour l’année 2012, était de l’ordre de 153 dollars américains au Maroc, alors qu’elle était de 302 dollars en moyenne dans les pays membres de l’OMS.
En déficit de moyens et de gouvernance, le système SSB se doit de revoir sa stratégie, le financement du RAMED devrait cibler prioritairement les ESSB, de manière à contribuer à leur amélioration et à l’augmentation de leur fréquentation. L’amélioration de la qualité des services des ESSB permettrait également dans ce cadre de drainer les financements de l’AMO. Dans ce tableau assez sombre, le rapport présente des recommandations pertinentes dont ci-dessous quelques exemples : ainsi le CESE appelle à Régionaliser et augmenter les capacités de formation et de recrutement ; réviser en profondeur le statut des médecins du secteur public ; intégrer le financement des ESSB au dispositif de la couverture médicale de base (CMB), afin d’augmenter leurs capacités de développement ; envisager à moyen terme la fusion des organismes gestionnaires de l’AMO dans une caisse unique, et y adjoindre à plus long terme le RAMED…
Rapport du CESE sur les soins de santé de base 2013
Par : Bachir Znagui
La trahison libérale
Auteur : Axel Kahn
Axel Kahn rappelle que l’un des courants premiers du libéralisme prône le bien commun.
Aujourd’hui, relève le généticien et chercheur français Axel Kahn, la crainte que les générations futures vivent moins bien que nous est en « rupture avec trois siècles d’optimisme du Progrès ». La faute au « règne presque sans partage des idées libérales », notamment des tendances qui ont rejeté l’idée que l’économie pouvait avoir une autre finalité que « son fonctionnement optimal ». Or « comment qualifier autrement qu’antihumanistes des actions qui ne font pas de l’épanouissement humain l’un de leurs objectifs », qui ne fixent aucune limite aux injustices et ne se donnent pas la peine de protéger la dignité humaine et l’environnement ? Pour Axel Kahn, il s’agit d’une trahison de ce qui fonde l’humanité : les échanges entre les hommes. Tout au long de l’histoire en effet, ces échanges n’ont jamais été isolés d’une réflexion sur leur sens, induisant des considérations non seulement économiques, mais éthiques, philosophiques et politiques, voire même religieuses. Dans un passionnant ouvrage abondamment documenté, Axel Kahn retrace, depuis l’apparition de la vie jusqu’à aujourd’hui, les étapes essentielles de l’édification des sociétés humaines : l’invention de la monnaie, l’apparition des cités commerçantes, la lettre de change, le taux d’intérêt… Il évoque les révolutions mentales et techniques, l’invention de la perspective, la découverte de l’Amérique, Darwin, les travaux de Max Weber, Marx, Adam Smith, Keynes, etc. et souligne l’inextricable contribution de la philosophie et des sciences à la réflexion sur les échanges économiques – tout en rappelant à quel point la question est politique. Aristote se posait « la question de la finalité de l’accumulation des biens » ; l’économie médiévale se méfiait de l’argent « en dehors de son usage utilitaire d’échange » ; il n’était pas question, jusqu’au XVIIe siècle, de dissocier la satisfaction des besoins individuels du bien commun. Or certains penseurs libéraux, pessimiste quant à la nature humaine, doutent qu’une sociétéd’êtres fondamentalement égoïstes soit capable de défendre l’intérêt général. De là, deux courants du libéralisme se distinguent et s’opposent : « celui pour lequel les vices privés conduisent à eux seuls aux vertus publiques et celui qui juge indispensable l’intervention d’un régulateur garant du bien commun ». Axel Kahn a évidemment choisi son camp.
Pas de démocratie sans régulation
L’Homme, le libéralisme et le bien commun est un livre à charge sur ce courant du libéralisme qui n’a retenu d’Adam Smith que l’auteurde Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), oubliant ses travaux de moraliste. Axel Kahn s’en prend en particulier à ces « nouveaux classiques », l’école néoclassique, l’école autrichienne, l’école monétariste, bref, à tous ceux qui contestent les analyses et les pratiques keynésiennes. Tous sont en effet « partisans du laissez-faire et de l’Etat minimal », ont une « foi robuste en la capacité autorégulatrice des marchés », jugent prioritaire, sur le plan politique, de « défendre les libertés individuelles contre la dictature de la majorité, même lorsque cette liberté se manifeste comme une cupidité insatiable dans laquelle ils perçoivent plus un moteur essentiel du développement qu’une menace pour la justice ». Leur mot d’ordre, emprunté aux physiocrates du XVIIIe siècle, est « Laissez passer ». Or, proteste Axel Kahn, « la vision d’une action par elle-même bienfaisante des marchés autonomes capables de transformer les vices privés en moteurs d’une société apaisée dont tout le monde pourrait bénéficier apparaît en somme bien faible sur le plan des idées et n’a jamais été vérifiée dans l’histoire ; c’est une fiction absolue ». Et de rappeler que leur politique des 3 D (dérèglementation, désintermédiation et décloisonnement) a eu « une lourde part de responsabilité dans les crises ultérieures, surtout celle de 2008 ». De plus, les penseurs de ces courants sont « des démocrates très conditionnels », plutôt méfiants vis-à-vis de la démocratie représentative. Milton Friedman, chef de file de l’école monétariste de Chicago et maître à penser des républicains américains, et ses émules, les Chicago Boys, sont proches de l’extrême droite et ont même soutenu le coup d’Etat contre Salvador Allende. Friedrich Hayek, très lu de Margaret Thatcher, considérait l’Etat providence « comme presque aussi dangereux que le communisme et le socialisme pour une société de libertés individuelles fondées sur le droit ». « La seule référence scientifique qu’accepte Hayek est la théorie darwinienne de l’évolution qui n’a aucun plan, aucun « dessein intelligent », mais se contente de sélectionner après coup ce qui est apparu et fonctionne », d’où le fait qu’il accorde « une importance majeure aux solutions et équilibres que la tradition, manifestation de la sélection naturelle dans le champ social, a établis ». Dans leur sillage, l’anarcho-capitalisme, défendu par David Friedman, fils de Milton. S’éloignant des penseurs comme Locke, Montesquieu ou Tocqueville, ils envisagent « une situation inédite du libéralisme économique sans réel libéralisme politique » : Parti communiste chinois ou Pinochet, qu’importe le régime, les violations des droits humains et le non respect de l’environnement, pourvu qu’un pays soit ouvert au marché. En ligne de mire, c’est la « capacité autocorrectrice » des sociétés libérales qui est abandonnée. Or, sans projet collectif, pas d’astronomie, de recherche fondamentale, d’études médicales sur les maladies affectant les pauvres… Pour Axel Kahn, « la déconnexion presque totale entre une économie dépendant seulement des mécanismes de marché et la poursuite du bien commun – laissé au mieux à la charge de processus démocratiques auxquels on dénie les moyens de leurs actions – est incompatible avec tout système satisfaisant pour les citoyens et, de ce fait, durable. » Il y va du succès durable de tout système économique. Et pour ce faire, un régulateur est absolument indispensable. « A nous de jouer ».
Par : Kenza Sefrioui
L’Homme, le libéralisme et le bien commun
Axel Kahn
Stock, 208 p., 18 €
La croissance oui , mais laquelle ?
Auteur : Joseph E. Stiglitz
Dans un langage simple et accessible, le prix Nobel de l’économie Joseph E. Stiglitz nous livre, Le prix de l’inégalité et ce n’est pas celui que l’on croit !
Ce livre d’économie est construit comme une chronique politique. Le récit commence par un retour sur les révolutions arabes, l’indignation des peuples et l’expansion des soulèvements populaires. Ce sentiment d’iniquité et d’injustice partagé par la majorité ne se restreint pas à ces quelques zones géographiques. En Espagne « Los indignados » font écho à Occupy Wall street aux Etats-Unis…Partout dans le monde, des voix résonnent pour dénoncer les injustices sociales. Pour l’économiste, tous ces mouvements se rejoignent et notre système actuel est arrivé à épuisement.
Aux Etats unis, le mouvement s’est agrandi et a choisi pour nom : Les 99 %, en référence à un article de Stiglitz « Du 1%, pour le 1%, par le 1% ».
D’Orient en Occident, le monde vit la même crise. « Les marchés ne fonctionnent pas comme ils sont censés le faire, puisqu’ils ne sont à l’évidence ni efficaces, ni stables, le système politique ne corrige pas les échecs du marché ; et les systèmes économiques et politiques sont fondamentalement injustes ».
Ceci-dit, même lorsque les marchés sont stables, le problème n’est pas résolu pour autant : le système est foncièrement inégal. C’est la crise financière qui en a fait la démonstration. La facilité avec laquelle les banquiers s’en sont sortis et la difficulté des populations à vivre a été le point de départ d’une remise en question du système en place.
Mais la crise est-elle financière ? Ou que financière ? Absolument pas. Nous vivons d’abord une crise de valeurs. « Dans le secteur financier et dans bien d’autres secteurs, la boussole éthique de très nombreux professionnels s’est déréglée. Quand le changement des normes d’une société fait perdre leur cap moral à tant de gens, cela en dit long sur cette société », commente l’auteur.
Par ailleurs nous savons que même lorsqu’il y a croissance, elle ne profite pas à tout le monde. Nous n’avons qu’à voir le taux de chômage aux quatre coins de la planète, que ce soit aux Etats-Unis, en Europe ou dans les pays arabes. Seuls les privilégiés (les 1%) continuent d’en profiter. La majorité des peuples continue à vivre dans la pauvreté.
Ce qui pause problème aujourd’hui n’est pas l’offre mais la demande et plus exactement l’insuffisance de la demande. Stiglitz inverse le problème : « Quand la demande globale sera suffisante pour que nos ressources soient pleinement utilisées –ce qui remettra l’Amérique au travail- l’offre va compter. C’est l’offre et non la demande qui sera alors la contrainte ».
Il propose par ailleurs d’augmenter les impôts pour les entreprises qui n’investissent pas et de les diminuer pour celles qui en font au lieu de la diminution d’impôts pour tous. Pour le prix Nobel de l’économie le challenge n’est pas de rétablir la croissance mais de savoir quel type de croissance à rétablir.
Au pays de l’inégalité, le banquier est roi
Dans ce monde où l’inégalité règne en maître absolu, il y a « sous investissement dans le bon fonctionnement de notre démocratie » et les conséquences sont graves. La politique est indexée. Tous nos maux viennent de là. Le financement des campagnes électorales en est une des preuves les plus flagrantes.
Repenser ce système semble urgent et nécessaire. Il est en effet, essentiel et vital pour les démocraties de limiter le rôle et l’ampleur des entreprises dans les financements des campagnes présidentielles.
Autre proposition de l’auteur : remodeler les forces du marché à partir d’un nouveau modèle politique. L’équation est simple, en voici une démonstration : « Les 99% pourraient prendre conscience qu’ils ont été dupés par les 1%, que ce qui est dans l’intérêt du 1% n’est pas dans leur intérêt. Le 1% a travaillé dur pour convaincre la société qu’un autre monde n’est pas possible ».
Ce qui justifie le diktat des 1% a souvent été le célèbre : On gagne plus quand on apporte plus à la société. On a bien vu grâce à la crise des subprime que cela ne se justifie absolument pas et que ceux qui ont ruiné les Américains avec des prêts hypothétiques s’en sont sortis avec le plus d’argent. De toute évidence, les arguments de l’inégalité sont multiples et on la peau dure.
La financiarisation de l’économie, c’est-à-dire la croissance de la part du secteur financier dans le revenu total d’un pays a augmenté la part d’inégalité. Il devient aujourd’hui indispensable de régulariser les banques, de poser des lignes rouges, de limiter les prêts prédateurs, fermer les paradis fiscaux offshore, rendre les banques plus transparentes… en clair, arrêtez les excès. Tout le monde connaît les conséquences de ces pratiques et pourtant, elles continuent d’exister. « Nous avons vu les distorsions que la déréglementation et les subventions cachées et ouvertes de l’Etat ont infligées à l’économie : Elles ont élargi le secteur financier, mais aussi ses capacités à transférer l’argent de bas en haut. Inutile de connaître le pourcentage précis d’inégalité qu’il convient d’attribuer à la financiarisation pour comprendre qu’il faut changer de politique ».
Pour faire face à la crise, les politiques macroéconomiques et monétaires ont soutenu le principe d’inégalité. Le modèle qu’on nous a toujours vendu n’a plus lieu d’être. Aujourd’hui, ce n’est plus aux politiques de décider. Il est grand temps que les 99% prennent les choses en main et s’imposent dans le système.
Par : Amira Géhanne Khalfallah
Joseph E. Stiglitz
Prix Nobel d’économie
LLL Les liens qui libèrent
509 pages, 250 DH
Le judaïsme en Méditerranée entre nostalgie et lucidité
Auteur : Leila Sebbar
Trente quatre récits, trente quatre enfants juifs méditerranéens racontent leurs histoires en terre musulmane.Le judaïsme en Méditerranée entre nostalgie et lucidité
Si certains auteurs sont connus, d’autres le sont moins. Mais il ne s’agit pas dans ce recueil de notoriété mais seulement de mise à nue des souvenirs. Il est question des seules vérités inconstatables : celles de l’enfance. On y retrouve de la nostalgie, de l’incompréhension souvent mais de la lucidité aussi. Cet ensemble de textes raconte des expériences individuelles et prend racine dans l’Histoire.
Parcourant le bassin méditerranéen, de la Turquie jusqu’au en occident musulman, Leila Sebbar l’auteure franco-algérienne a recueilli ces récits. L’écrivaine ne semble toujours pas guérie de ses propres blessures. L’auteure de, Une enfance d'ailleurs, Une enfance algérienne, Une enfance d'outremer, Une enfance corse et Enfances tunisiennes continue d’explorer cet univers de la première lecture du monde, les premiers émois.
En faisant appel à des souvenirs d’enfance, elle réveille de vieux démons : ceux de l’exile, de la guerre, du communautarisme. Mais aussi les joies de l’insouciance, du partage et de la liberté.
Pour Lucette Heller- Goldenberg la marrakchi sa naissance au Maroc l’a sauvé de la folie des hommes. Dès les premières pages elle livre son sentiment « Je suis née en 1942 à Marrakech. Le lieu de ma naissance m’a protégé. Si j’étais venue au monde en Europe, j’aurais peut être fini comme ma grand mère Lisa Goldenberg-Goldensweig, à Auschwitz ». Autre témoin de ce Maroc où il fait bon vivre, André d’Azoulay qui raconte Essaouira dans les années 50 lorsque juifs et musulmans fêtaient la mimouna sans faire fi des appartenances religieuses des uns et des autres.
L’historien Benjamin Stora, quant à lui, reste très lucide en évoquant ses souvenirs d’enfance dans son texte intitulé, Le hammam et après… « Quoi qu’en dise - avertit l’auteur- A Constantine comme ailleurs, c’est la séparation communautaire, presque étanche, qui prévalait (...) je n’ai aucun souvenir d’un Musulman à notre table, ni d’un Juif à celle d’une famille musulmane. Il n’y avait guère d’échange dans la sphère privée. Et guère de mixité à l’école publique Diderot ».
L’auteur et historien bat en brèche les récits nostalgiques que la mémoire constantinoise voulut sauvegarder de cette totale harmonie entre Juifs et Musulmans.
Pas d’illusions pour Stora qui déjà enfant regardait le monde avec lucidité.
La langue comme ascension sociale
Dans ces récits de l’enfance, la langue ou les langues reviennent comme un leitmotiv. La langue sépare et rassemble parfois. Le français est vécu comme langue du colonisateur pour certains et langue d’émancipation pour les autres. Les autres ce sont les Juifs d’Algérie ou du Maroc. Pour l’Algéroise Joëlle Bahloul, le français était « la langue qu’il nous fallait parfaitement maîtriser pour témoigner de notre entière appartenance à la nation française. L’arabe ou le judéo-arabe était la langue de nos grands parents, la langue du passé que nos parents voulaient oublier et ne désiraient pas nous transmettre. Le français était celle de notre réussite obligé. Mon père avait concentré cette équation historique sur ma performance en dictée ».
Mais il ne faut pas perdre de vue que le statut des Juifs algériens était différent de celui des autres pays. De tout temps, les Juifs vécurent en tant que dhimmis ou protégés en terre musulmane. En Algérie ils devinrent citoyens français à partir de 1870 grâce au décret Crémieux, ce qui n’était pas le cas au Maroc et en Tunisie.
Ce fut le premier clivage communautaire ce qui a donné lieu par ailleurs, à l’insurrection de 1871.
En Tunisie, le contexte était différent mais le poids de la langue française semble le même.
« Ainsi suis-je né à la langue française dans l’oubli programmé de l’arabe » raconte Hubert Haddad dans un très beau texte intitulé : D’ailes et d’empruntes dont il serait regrettable de ne pas citer quelques passages « La clé du vent, le vent la perd. Il n’y a pas d’identité bien ancré ; on naît chrétien juif ou musulman comme l’eau du ciel dans le fleuve ou la mer. La seule image qui demeure pour moi, c’est la silhouette du djebel Boukorine à travers les vapeurs bleues du golf de Carthage si semblable au Vésuve dans la baie de Naples. L’enfance est un volcan qui peu à peu vous recouvre de cendres tremblées de l’oubli », résume admirablement l’auteur.
C’est un monde bien plus ouvert que nous propose Rita Rachel Cohen dans son récit Jo et Rita. Dans un style très fluide, très à l’égyptienne entrecoupé de mots en arabe et en hébreu, de sandwichs aux fèves, de pates d’abricot et de chants des gitanes au bord du Nil... l’Egypte des années 50, c’est aussi un pays polyglotte. Alexandrie en fut l’expression vivante. On pouvait y parler plusieurs langues dans la même phrase. « Lorsque mon père recevait à la maison, alors c’était les blagues, la poésie en égyptien, le raffinement en français, le dessous des langues en petit comité et à petite dose en araméen avec un zeste libano-syrien, un mot turc. Au téléphone avec ses collègues de bureau, il parlait parfois anglais ». De la diversité culturelle comme on en rêve aujourd’hui !
D’Istanbul à Alger, de Constantine à Casablanca, d’Alexandrie à Monastir les récits se croisent, déplacent les lignes, convergent et s’éloignent. Chaque histoire est unique mais elles portent toutes les blessures de l’exil et une époque tourmentée par les guerres.
Ces textes furent publiés pour la première fois chez Bleu Autour, un petit éditeur d'Auvergne et réédité au Maroc grâce aux éditions La Croisée des chemins.
Des récits contraires, comme l’histoire tourmentée du siècle dernier. A découvrir.
Par : Amira Géhanne Khalfallah
Une enfance juive en méditerranée musulmane
Textes inédits recueillis par Leila Sebbar
Editions : La croisée des chemins
100 DH
365 pages
Le développement de plateformes de financement participatif (crowdfunding) constitue un marché potentiel estimé en milliards de dollars et peut déboucher sur un nouveau contrat social.
Auteur : Vincent Ricordeau
Kiva, Sellaband, Lending, Indiegogo, Kickstarter, Kisskissbankbank, Hellomerci… Tous ces sites sont des plateformes où des créateurs font appel aux internautes pour financer leurs projets. Vincent Ricordeau, cofondateur des deux dernières, y voit la 3e révolution industrielle. Le phénomène du crowdfunding n’est pas nouveau : de 1875 à 1880, des souscripteurs privés avaient contribué au financement de la statue de la Liberté new-yorkaise. Aujourd’hui, il a explosé grâce à l’apparition du web 2.0, après la création de Wikipedia (2001) et Facebook (2004), d’où un « changement d’échelle » dès 2005. Estimé en 2009 à quelques dizaines de millions de dollars, les perspectives de développement de ce marché mondial sont exponentielles : 2,7 milliards de dollars collecté en 2012 selon le centre de ressources crowdsourcing.org : 5,1 milliards de dollars prévus en 2013, soit un taux de croissance de 88 % et, selon le magazine Forbes, 1000 milliards de dollars à l’horizon 2020.
Vincent Ricordeau décrit d’abord les différentes formes de plateformes : les non spéculatives et les spéculatives. Les premières fonctionnent sur le modèle du don. 62 % des projets financés en 2012 sont des dons sans contreparties, pour des initiatives sociales portées par des ONG, avec un montant moyen de 1 400 dollars. Les secteurs culturels et artistiques et les opérations de prévente fonctionnent par des dons moyennant des contreparties en nature : c’est le modèle le mieux relayé dans les médias, qui a levé 383,2 millions de dollars en 2012 pour un montant moyen de 2 300 dollars. Il y a enfin le prêt solidaire entre pairs, pour résoudre des problèmes de trésorerie. Côté plateformes spéculatives – où apparaissent les contraintes réglementaires et juridiques – il y a celles qui versent des royalties et utilisent donc le retour sur investissement comme argument commercial. C’est le cas des « labels ou éditeurs participatifs », comme le français MyMajorCompany, actif dans des domaines artistiques. Le prêt entre particuliers avec taux d’intérêt représentait 600 millions de dollars en 2012, soit 22 % de la totalité des collectes, avec un montant moyen de 4 700 dollars et était évalué pour 2013 à plus d’un milliard de dollars. Dans ce cas, en France, un agrément des établissements de crédit délivré par l’Autorité de contrôle prudentiel est nécessaire. Enfin, l’investissement contre prise de participation (crowdinvesting) est le secteur le plus réglementé, ne mobilisant qu’1 % des projets en 2012, avec des collectes moyennes de 190 000 dollars.
Ces plateformes, qui doivent « viraliser » les projets sur le Web tout en préservant intacte la propriété intellectuelle des crétaeurs, vivent de la multiplication de projets à petits budgets. Elles se financent en prélevant un pourcentage de la collecte de fond, sur le principe du tout ou rien, c’est-à-dire « sous condition que celle-ci atteigne le montant initialement fixé », facturent des frais pour couvrir les transactions bancaires sécurisées et établissent des partenariats commerciaux avec des marques ou des médias. Vincent Ricordeau met en garde contre celles qui versent les dons collectés même quand le but n’est pas atteint, cherchant « à sécuriser leurs propres revenus en oubliant une des valeurs principales du crowdfunding : la confiance mutuelle ». Il émet aussi des réserves sur certaines dérives : manque de transparence dans les comptes fournis aux internautes et le calcul des royalties ; tendances à confisquer une partie de la propriété intellectuelle chez les labels participatifs « en se conformant aux vieux réflexes de l’industrie du disque » alors qu’ils n’assument plus les risques financiers ; usage du crowdfunding par des instituts de microfinance de pays pauvres qui « se refinancent eux-mêmes grâce à l’argent crowdfundé dans les pays riches » tout en facturant des taux d’intérêt très élevés aux emprunteurs locaux, etc.
Défis à la finance traditionnelle
Le crowdfunding constitue cependant une nouvelle économie collaborative, « circuit court de financement, créé en dehors de la sphère traditionnelle de la finance, par le grand public et pour le grand public », encourageant les initiatives de proximité, sans « risque de dérive spéculative » puisque l’argent collecté va à l’économie réelle, ouvert autant aux professionnels qu’aux amateurs. C’est une véritable « démocratie participative » liée à une société devenue « fluide », où triomphe le « love money », les financements donnés par les cercles les plus proches du créateur (jusqu’à 70 % des projets). Le phénomène, en rupture avec l’hyperconsommation du XXe siècle, est lié à la crise et au fait que la finance traditionnelle s’est « détournée de son rôle d’argentier du tissu économique et social ». Faut-il y voir une « menace pour l’économie de marché basée sur la finance spéculative, ou bien une évolution de nos sociétés marchandes, la préfiguration d’une nouvelle ère économique ? » Les deux systèmes ne sont pas étanches, puisque les plateformes sont souvent renforcées par des fonds d’investissements traditionnels qui couvrent les coûts de développement informatique, l’achat de licence pour les solutions de transaction bancaire et autres agréments. Vincent Ricordeau remarque un développement parallèle du crowdfunding solidaire, sans concurrence à la finance traditionnelle, et relève que le crowdinvesting répond à l’envie des particuliers de « disposer de choix pour leur épargne ». Il souligne l’intérêt des géants du Web pour ces structures, puisque Google vient d’investir 125 millions de dollars dans Lending Club, leader américain du prêt de pair à pair, et commente : « si les mastodontes du web commencent à vouloir devenir les banques de demain, alors les rapports de force vont changer ».
Pour l’instant, le marché du crowdfunding est essentiellement américain (72 %) et européen (26 %), le reste du monde se partageant les 2 % restants. La raison en est certainement les dispositifs de défiscalisation des contributions et surtout une confiance dans les transactions en ligne et les éventuels recours judiciaires. Mais cela annonce un « nouveau type de contrat social » inhérent à la génération Y, qui préfère « développer l’optimisation de l’usage au détriment de la possession » car pour elle « l’accès vaut mieux que la propriété ». Une redéfinition des valeurs, remettant au centre l’importance de la communauté et les préoccupations plus sociétales et environnementales, bouleversant les modèles de consommation.
Par : Kenza Sefrioui
Crowdfunding, le financement participatif bouscule l’économie ! Pour libérer la créativité
Vincent Ricordeau
Editions FYP, collection Stimulo, 96 p., 9,90 €
Ces femmes qui ont fait notre histoire
Auteur : Osire Glacier
A l’heure où l’on nous parle de parité, de l’apport de la femme à la politique, Tarik édition remonte le temps et nous renvoie à ces femmes qui ont fait d’histoire du pays depuis des siècles. Le premier voyage de cet ouvrage est tout à fait inattendu. Il nous fait traverser le Maroc jusqu’aux confins du désert de Tahagart, suivant Tin Hinane dans les méandres de l’histoire d’un peuple. On y apprend que la mère des Touareg venait de Tafilalet qu’elle quitta pour des raisons toujours inconnues «Les peintures rupestres du Sahara révèlent l’existence d’une route ancienne, où sont marqués les points d’eau, oueds et oasis. De toute vraisemblance, Tin Hinan et Takama ont emprunté cette route», dit Osire Glacier, l’auteure de ce livre, en essayant de retracer l’itinéraire de la reine.
Malheureusement la chercheuse ne va pas plus. Le rôle politique de cette souveraine et le pourquoi de sa vénération de la part des Touareg reste un vrai mystère et Tin Hinane garde tous ses secrets…
Osire Glacier nous emmène par la suite aux Aurès (Algérie) et nous parle de la Kahina. Un joli clin d’œil à cette femme qui a tenu tête aux invasions arabes mais qui n’a, malheureusement, joué aucun rôle politique au Maroc !
Mais ne nous éloignons pas du royaume et parcourons le monde de Moulay Smail. Nous sommes à Meknès au début du XVIII ème siècle. Une femme du nom de Zidana fait son entrée dans le palais. Ancienne esclave rachetée par le Sultan, elle deviendra sa femme, son amante et sa cruelle compagne.
C’est que Zidana, révèle l’auteure, n’a cessé de fomenter des intrigues dans le palais pour que son fils accède au pouvoir. Mais cette femme a plus marqué les esprits par sa cruauté « pour marquer son pouvoir elle se promène dans le sérail, en se faisant porter un sabre, par une servante qui marche devant elle », a gardé la mémoire populaire d’elle.
Zidana réussit, également, à faire exécuter sa plus redoutable rivale et à écarter le fils de cette dernière du pouvoir pour que le sien y règne sans partage. Mais le destin en a voulu autrement et les deux frères périrent en se soulevant contre leur propre père !
Une autre femme aura marqué ce siècle des tourments, il s’agit de Dawiya ou Marthe Franscechini épouse du Sultan Mohamed Ben Abdallah (1756 ?-1799 ?). Dawiya vécut d’abord en captivité sous le règne du Dey d’Alger et fut par la suite, capturée à nouveau par des corsaires marocains. La jeune esclave remarquée par le souverain, devint son épouse et sa favorite. Contrairement à Zidana, Dawiya (la lumineuse) a marqué les esprits par ses connaissances et son savoir. Elle « aurait entre autres participé à la gestion des affaires publiques du Maroc et aurait joué le rôle de l’ambassadrice du pays auprès des nations européennes », révèle l’auteure au conditionnel. Car les preuves de son implication politique n’ont toujours pas été vérifiées historiquement. En effet, on n’a jamais retrouvé de traces des supposées lettres écrites par Dawiya aux monarques européens.
Les redoutables armes des femmes
De celles qui ont eu un véritable rôle militaire : Rquia Bent Hadidou. (moitié du XIX)
Le journaliste Gabriel Charmes la décrit ainsi lors de l’expédition du Sultan Hassan I « Celle-ci est alors présentée en quelques lignes comme une caïda qui a attaqué le sultan ainsi qu’une unité militaire du général français Osmont ».
Rquia Bent Hadidou a non seulement réussi à avoir le titre de Caïda mais a pris les armes. Elle a combattu les armées françaises, à plus de soixante ans, rapporte la mémoire populaire. Vrai ou faux, cette femme a marqué les esprits et son rôle militaire demeure indéniable !
Figure tutélaire des Ouled Zayed, Kharboucha a écrit une partie de l’histoire du Maroc au prix de son sang. Dans la région Abda-Doukkala, les luttes contre le pouvoir central sont à leur comble. Kharboucha dénonce l’injustice des caïds affiliés au Makhzen en chantant. Cette artiste engagée est à l’origine d’Al Aïta, littéralement le « cri ». Elle y raconte le combat contre l’humiliation, son refus de se soumettre aux lois. Capturée par le caïd Aïssa Ben Omar, elle fut torturée et enterrée vivante. Mais le Caïd n’a jamais réussi à éteindre sa voix. D’ailleurs, ces quelques vers en sont témoins :
« Soulevons-nous dans une même rébellion/Jusqu’à ce que nous atteignions la maison de Si Qaddur(le gardien du Caïd)/ Soulevons-nous dans une même rébellion/ Jusqu’à ce que nous atteignions bukshur (un puits) ».
Si Sayyida Al-Horra porte le nom de la liberté ce n’est point un hasard. Celle qui régna sur Tétouan et sa région pendant trente ans, a vécu une des époques les plus troubles et les plus tourmentées de l’histoire du Maroc. Le pays fut au VX ème siècle la proie à tous les envahisseurs européens (Portugal et Espagne), Ottomans, sans compter les luttes intestines qui déchiraient le pays de l’intérieur. Sayyida Al-Horra ou Hakimat Tétouan était la fille du prince Idrisside Ali Ibn Rashed, prince de la noblesse andalouse immigrée au Maroc après la Reconquista espagnole. Elle fut également l’épouse du sultan de Tétouan, Al Mandari II. A la mort de ce dernier en 1518 elle devient… la chef des pirates ! «Elle fait de Tétouan l’un des sièges clé de son pouvoir politique. Elle y bâtit et prépare des bateaux (…) Elle donne l’ordre à ses capitaines d’aller le plus loin possible en haute mer, le but étant de contrer les plans des envahisseurs étrangers, de capturer leurs flottilles et de garnir le trésor public de butin et de rançons ».
De beaux et de tragiques destins de femmes ont fait le Maroc d’aujourd’hui. Qu’elles aient été souveraines, artistes, célèbres ou totalement méconnues, les femmes n’ont jamais abdiqué.
Par : Amira Géhanne Khalfallah
Les femmes politiques au Maroc d’hier à aujourd’hui
Osire Glacier
Tarik editions
70 DH 180 pages
Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l’innovation
Auteur : Thomas Loilier ET Albéric Tellier
Thomas Loilier et Albéric Tellier décryptent avec minutie le processus d’innovation pour permettre de s’en emparer.
C’est un « facteur clé de la compétitivité des entreprises ». L’innovation a fait l’objet d’une recommandation de la Commission Européenne à ses Etats membres, leur enjoignant en 2002 de consacrer 3 % de leur PIB à la Recherche et au Développement. L’investissement privé, lui, n’a cessé d’augmenter : en 2011, les mille entreprises mondiales cotées ont investi 603 milliards de dollars en Recherche et Développement, contre 550 en 2010 et 503 en 2009. De nombreux travaux y ont été consacrés. Thomas Loilier et Albéric Tellier, tous deux enseignants à l’Université de Caen Basse-Normandie, le premier spécialisé dans les coopérations innovatrices et le second, dans la stratégie et la gestion de l’innovation et les situations de compétition technologique, font un bilan de l’état des connaissances sur cette question centrale étudiée sous tant d’angles différents. « Gérer l’innovation, c’est admettre la coexistence et parfois l’affrontement de logiques et de rationalités contradictoires qui imposent des arbitrages délicats : un projet innovant est toujours un pari sur l’avenir, un voyage dont l’itinéraire n’est jamais précisément fixé. » Aussi leur approche reflète-t-elle les différentes « tensions paradoxales » qui traversent le processus d’innovation.
Un processus collectif et complexe
La première partie, « Comprendre le processus », se penche sur ce qu’est l’innovation. Les auteurs en recensent les différents types ; (innovation de prestation offrant un produit ou un service qui constitue une nouveauté par rapport à l’offre existante, innovation de procédé, comme le remplissage en continu des briques de lait…), les différents degrés (innovation incrémentale, radicale ou de rupture), leur impact au niveau du modèle d’affaires de l’entreprise, le choix que celle-ci doit faire entre la logique d’exploration et celle d’exploitation en termes de gestion des risques financiers mais aussi humains liés à la résistance au changement…. « Le processus d’innovation doit donc être perçu comme un processus global d’activités créatrices technologiques et commerciales ». Puis les auteurs reviennent sur l’histoire et se penchent sur les cycles de développement technologique, en saluant les travaux de l’économiste autrichien Joseph Schumpterer (1883-1950), le « père fondateur de l’économie de l’innovation » qui en a défini les phases : celle de l’expansion et celle de la dépression, où naissent les « grappes d’innovations » qui permettront la relance. Ils rappellent qu’« une technologie ne s’impose que si elle est cohérente avec le milieu qui l’accueille » : « On explique le non développement de la voiture volante par l’extrême complexité à développer un écosystème propice », alors qu’elle a été testée dès 1928 par Henry Ford. Ils brossent un panorama du système technique du XXIe siècle (biotechnologies, nanotechnologies, etc.) et évoquent les compétitions entre technologies. Ils décryptent ensuite les stratégies d’innovation pour se positionner ou bouleverser un marché (stratégie du premier sur le marché, du suivi de leader ou du « moi aussi »), leurs rythmes, la complexité de la relation entre innovation et ressources, à travers les tensions sécurité/compétitivité, gestion/transformation, émancipation/programmation, ainsi que la théorie de l’ambidextrie, qui plutôt que de choisir entre exploration et exploitation, préfère l’innovation en continu. Enfin les auteurs se penchent sur la diffusion et la protection de l’innovation. Ils regrettent le peu d’intérêt de la littérature pour les mécanismes de diffusion, qui pourtant permettraient « d’identifier et de déployer les actions propices à son développement commercial ». Ils étudient les avantages et les critiques faites à la diffusion par contagion et à celle par intéressement et rappellent les principes de la propriété industrielle, l’intérêt et les limites du brevet. Ils insistent sur la nécessité de savoir « trouver le bon niveau de protection » et évoquent les logiciels open-source.
Dans une seconde partie, Thomas Loilier et Albéric Tellier abordent les aspects plus concrets du pilotage du processus d’innovation. La Recherche et Développement, rappellent-ils, ne concerne que très rarement, dans les entreprises, la recherche fondamentale, qui relève surtout du public : il s’agit principalement de « recherche appliquée qui peut se définir comme une recherche scientifique entreprise dans le but de résoudre des problèmes spécifiques d’usage pratique ». Ils en présentent les différents modèles, en interne, sur un modèle collaboratif ou ouvert, et en décryptent les conséquences organisationnelles (par fonction, par projet, ou matricielle), les implications en terme de leadership et de propriété industrielle, les modalités contractuelles. Ils se penchent notamment sur la question du crowdsourcing : « Si certains mettent en avant les potentialités énormes de cette mise en relation d’un nombre gigantesque d’individus (en terme de créativité, de résolution de problèmes…) d’autres pointent les logiques de diminution des coûts qui président souvent à la mise en place de ces dispositifs d’intermédiation et les dangers de ces nouvelles formes d’exploitation », notamment le bénévolat des intervenants. Thomas Loilier et Albéric Tellier analysent ensuite comment organiser l’activité d’innovation, avec les mécanismes de hiérarchie, de management, de gestion du temps, etc. Puis ils abordent les apprentissages et les comportements propices à la créativité, en insistant sur l’importance de la vision, de la stratégie et de la pratique, et en évoquant la question de « l’intrapreneuriat ». Enfin ils resituent l’ensemble du processus d’innovation dans un environnement collectif, via des réseaux inter-organisationnels, des écosystèmes et des territoires conçus et organisés pour favoriser l’innovation. Et ils ne manquent pas de souligner le rôle de l’Etat, y compris dans le cas de la Silicon Valley.
La deuxième édition revue et augmentée de ce livre publié en 1999 est une mine d’informations, avec ses nombreux exemples concrets, présentés dans des encadrés qui retracent l’aventure du Post-it, de la Cracotte, de la Honda NSX, d’Apple ou encore du café en dosettes. Mine d’informations aussi à travers ses 33 pages de bibliographie. Elle sera d’une grande utilité aux chefs d’entreprises, ingénieurs en Recherche et Développement, chefs de projets, etc., ainsi qu’aux chercheurs au carrefour de différentes disciplines : management, marketing, sciences, sociologie et psychologie. Une référence.
Par : Kenza Sefrioui
Gestion de l’innovation, comprendre le processus d’innovation pour le piloter
Thomas Loilier et Albéric Tellier
Editions EMS, Les essentiels de la gestion, 528 p., 39 €
Le sens du travail
Auteur : Hubert Landier, Bernard Merck
Hubert Landier et Bernard Merck plaident contre une pensée de la relation travailleur-entreprise fondée sur le mode de la compensation et en proposent une approche beaucoup plus globale.
Le travail, c’est bien connu, est une torture, comme l’indiquent l’étymologie et l’histoire des revendications adressées à l’entreprise pour augmenter la rémunération des travailleurs et diminuer la durée légale. Dans cette même veine s’est inscrite, dès les années 1980, la notion de « bien-être au travail », qui a conduit, avec le « management humaniste », à revendiquer de meilleures conditions de travail, prévenir les risques psychosociaux et dénoncer les discriminations (raciales, de genre, contre les minorités sexuelles, etc.).
Mais, pour Hubert Landier et Bernard Merck, tous deux vice-présidents de l’Institut international de l’audit social, cette approche ne suffit plus aujourd’hui à fonder la politique sociale de l’entreprise. Car le monde a changé : finie l’avance technologique de l’Occident sur le reste du monde, fini « l’optimisme » hérité des Trente Glorieuses pour qui « la croissance économique […] et avec elle, l’augmentation régulière du pouvoir d’achat, constituait la mesure dominante du progrès social ».
Il est donc nécessaire de « repenser nos instruments de compréhension du monde » pour « proposer aux interlocuteurs sociaux des critères et une technique d’appréciation de la contribution de l’entreprise au mieux-vivre des salariés qu’elle emploie ». Les notions de développement humain et de mieux-vivre sont au cœur de leur réflexion.
Les auteurs s’en prennent en effet au fétichisme du PIB, construction statistique élaborée dans le contexte de l’après Seconde Guerre mondiale, qui aboutit à assimiler l’augmentation de la production marchande à un mieux-vivre de la population. D’où le « dérapage » faisant du taux de croissance « un objet d’espérance, un objectif à poursuivre, une « ardente obligation » et une mesure de l’efficacité de l’action menée par les pouvoirs publics. L’on n’est plus sur le registre du rationnel, mais sur celui du sacré. L’on pense à l’ancienne Chine où la prospérité était le signe que l’empereur avait la faveur du Ciel ».
Or ce taux ne mesure pas les externalités négatives : « une augmentation du pouvoir d’achat peut, dans la réalité, dissimuler une diminution des agréments de la vie et un taux de croissance, même élevé, peut dissimuler une baisse certaine des conditions de vie ». Les auteurs dénoncent cette « illusion économique » basée sur les « chiffres incantatoires dont use le marketing politique » et rappellent que « ce n’est pas la politique qui doit être au service de l’économie, mais bien l’économie qui doit servir la vision politique sur laquelle se fonde la recherche de l’intérêt général ». Ils s’inscrivent dans la lignée des travaux de Bertrand de Jouvenel, un des premiers à avoir « mis l’accent sur l’absence d’une prise en compte des dégâts causés à l’environnement », de l’économiste indien Amartya Sen qui a conçu l’indice de développement humain développé en 1990 par le PNUD, et de l’initiative du mieux-vivre de l’OCDE en 2011, qui a conduit à la création d’un Better Life Index. Pour eux, l’hédonisme situant le bonheur dans la consommation n’est qu’« une option morale parmi d’autres ». Du reste, il ne convient pas à l’entreprise puisqu’il vise le confort et non l’effort lié intrinsèquement au travail. Il faut donc accorder plus d’importance à trois autres axes : l’équilibre entre les activités humaines et le monde naturel, le respect des diversités, et l’autonomie de la personne.
Pour un leadership humaniste
Hubert Landier et Bernard Merck s’interrogent sur la contribution de l’entreprise à ce développement humain et à ce mieux-vivre et cherchent comment mesurer la performance pour que les indicateurs de développement humain servent à mettre en place une politique RH plus efficace. Il est délicat, en effet, de déterminer la « météorologie sociale ». Les sondages et les audits peuvent mesurer le degré de cohésion du corps social, la perception du comportement de l’encadrement, des méthodes de management, du comportement de la direction, des relations collectives de travail, de l’avenir et de l’environnement de l’entreprise. Mais il ne faut pas confondre bonheur et bien-être au travail. Les auteurs s’appuient sur l’analyse de Richard Layard, professeur au London School of Economics et auteur du Prix du bonheur (Armand Colin, 2007), qui identifie plusieurs dimensions contribuant à l’évaluation d’un « bonheur national brut » : la situation financière, les relations familiales, le travail, les groupes et les amis, la santé, la liberté individuelle et les valeurs personnelles. Mais dans l’entreprise, comment mesurer ces composantes ? La « comptabilité universelle » est pour eux une illusion dangereuse car « en élargissant la sphère économique à tous les aspects de la vie, en prétendant lui conférer un caractère universel, [elle] supprime l’autonomie de choix des individus, et donc leur liberté en imposant un système financier de valeur unique ». De plus, l’entreprise n’a pas à se substituer à l’Etat providence qui « n’est plus en mesure, financièrement, de tenir ses promesses ». Les évolutions du travail, dans un monde en réseau et de plus en plus immatériel, invitent par ailleurs à repenser « le contrat juridique et moral entre le travailleur et l’institution qui fait appel à ses services » : les auteurs n’excluent pas (sans d’ailleurs s’en émouvoir) que le contrat salaire versé pour une durée de travail convenue, assortie de garanties de conditions de travail et de prévoyance sociale et de sécurité de l’emploi évolue en s’inspirant « du droit commercial plus que du droit du travail. » Dans ces conditions, comment faire en sorte que les gratifications immatérielles à proposer correspondent aux attentes ? Et quelles en sont les limites ? « Est-ce à l’entreprise de mettre à disposition des salariés des conseillés matrimoniaux ? » Comment promouvoir des dimensions du bonheur aujourd’hui négligées et « comment, par une politique sociale unique, répondre à la diversité des préoccupations personnelles ? » Hubert Landier et Bernard Merck plaident pour une meilleure articulation avec les autres champs d’épanouissement personnel (santé, famille, sociabilité, valeurs). Pour réhabiliter le sens du travail. Stimulant.
Par : Kenza Sefrioui
Travail et développement humain : les indicateurs de développement humain appliqués à l’entreprise
Hubert Landier et Bernard Merck
Editions EMS, collection Questions de société, 138 p., 14,50 €