Collaborer pour mieux réussir ?
Ce billet est le 3ème tiré des travaux présentés au jury du prix 2018 de la meilleure thèse de doctorat du Family Firm Institute.
Le rapport de la CGEM sur l’économie informelle coïncidait initialement avec un programme de coopération internationale .Celui- ci mettait en relation d’une part le patronat et les syndicats danois, d’autre part la CGEM et les quatre syndicats marocains les plus représentatifs (UMT-UNTM-CDT-UGTM). Les résultats devaient être rendus publics simultanément dès la fin 2016, et ambitionnaient d’être le point de départ d’une plateforme nationale sur la question très importante et particulièrement sensible de l’économie informelle au Maroc, impliquant tous les partenaires sociaux, dans le cadre du dialogue social.
L’informel, au-delà des rituels
Par souci d’équilibre la question de l’informel avait été placée dans ce programme en étroite relation avec l’impératif du travail décent, référence désormais incontournable pour le BIT et la communauté internationale, dans le traitement de l’économie informelle. Ce Choix est assez compliqué dans le cas marocain, car avec des préoccupations divergentes au niveau des principales parties y a-t-il potentiellement la possibilité d’un terrain pour une quelconque convergence ? Aujourd’hui, le pays affronte un paradoxe, les centrales syndicales marocaines mettent en exergue la détérioration réelle et continue des conditions et relations de travail au Maroc dans le secteur organisé. Le patronat marocain pour sa part estime que « des fleurons de l’industrie marocaine disparaissent du paysage, faute de rentabilité et de compétitivité ou à cause de la concurrence déloyale et consécutive de l’informel ». Autre Fait inquiétant sous jacent, « de plus en plus d’entreprises glissent du secteur formel vers l’informel ».Avec ces deux préoccupations théoriquement différentes, il fallait trouver des points de rencontre pour rendre possible un dialogue et des négociations. Cela n(a pas eu lieu. Par contre, le défi lancé par ce programme de coopération a eu peut être pour conséquence de réussir une meilleure conscience des enjeux du travail et de l’entreprise au Maroc pour les deux principaux acteurs du monde salarial.
Les syndicats ont présenté leur étude réalisée par une équipe d’experts marocains dès l’été 2016 ; la CGEM a présenté la sienne un an après séparément .Rendue publique en automne 2017, elle comporte les principaux éléments rapportés dans cette synthèse. Elle a été menée suite à un appel à manifestation d’Intérêt auquel sept cabinets de Conseil ont soumissionné. Le Cabinet Roland Berger fut sélectionné pour sa réalisation sous la supervision d’un comité de pilotage représentant les principaux secteurs de la CGEM et ses Commissions concernées par l’informel.
Révélations partielles de l’étude
L’étude s’est déroulée en trois phases. Dans un premier temps, elle s’est penchée sur la caractérisation du secteur informel et ses impacts sur la compétitivité des entreprises marocaines. Dans un deuxième temps, un benchmark a été mené avec des pays ayant suivi une stratégie réussie d'intégration du secteur informel.
Enfin, la dernière phase de l’étude consistait à proposer des mesures et solutions concrètes et applicables pour accompagner et intégrer les acteurs du secteur informel. Ces propositions de mesures ont été partagées avec les principales parties prenantes : HCP, Direction Générale des Impôts, Administration des Douanes et Impôts Indirects, Bank Al Maghrib, le Ministère de l’Industrie, de l’Investissement, du Commerce et de l’Economie Numérique et le Ministère de l’Intérieur
Le document rendu public par la CGEM s’intéresse en réalité à la seule question de l’impact du secteur informel sur la compétitivité des entreprises relevant de l’économie organisée, et donc déjà dès la question de la définition se trouve en porte à faux par rapport à définition du HCP ou de l’OIT.
L’étude affirme avoir fondé ses conclusions sur des entretiens impliquant toutes les parties prenantes dont notamment «une Enquête terrain ciblée auprès de plus de 100 acteurs de l'Informel, positionnés sur différents maillons de la chaîne de valeur et issus de différents secteurs (Commerce, Textile, Cuir, Agro-alimentaire, BTP, Transports et Logistiques, Equipements électroniques, Réparation Automobile, …) »
L’étude évoque ensuite l’économie informelle comme étant la manifestation de trois cercles de production différents : activités exercées par des UPI réalisant une production marchande hors du secteur primaire, activités productives qui génèrent des biens et des services interdits par la loi ou ne bénéficiant pas d’autorisations requises (contrebande, contrefaçon, ..), Activités productives et légales mais délibérément soustraites à la loi (travail au noir, sous facturation, ..)
Une juteuse recette fiscale ratée par l’Etat !
Cette économie constituerait selon les auteurs de l’étude à un manque à gagner pour la recette fiscale de 30 milliards de dirhams, d’une valeur ajoutée de 140 MMDH, correspondant à un PIB de 170 MMDH soit 21% du PIB national hors secteur primaire.
En termes d’importations elle correspondrait à 40 MMDH d’importations soit 10 % environ du volume global des importations marocaines sur l’année 2014.
L’économie informelle impacte le secteur du commerce et de réparation constituant 63% de ses activités, plus de la moitié du secteur textile et cuir (54%) ; quasiment le tiers des activités du BTP et des transports le quart des activités industrielles de l’agroalimentaire,…
Côté emploi, le total des populations occupées en 2014 était de 10 632 000 , la répartition des actifs occupés hors secteur primaire fait qu’ils étaient 6 432 000 actifs dont 2.659 000 dans l’informel soit 41% du total des occupés. Si l’on croit cette analyse, cette masse de travailleurs se répartit entre 90 % travaillant dans des unités de productions informelles, 8% travaille dans le noir (emploi non déclaré par les employeurs) et 2% ont des activités de contrebande.
Autre caractéristique, les emplois liés aux Unités de Production Informelles sont salariés à 17% seulement en moyenne le reste c’est soit du travail non rémunéré ou de l’auto emploi.
Mais le rapport tend à vouloir surtout mobiliser l’Etat lui décrivant l’ampleur des recettes auxquelles il renonce en termes de manque à gagner. Il s’agit de pas moins de 34 milliards deDH ainsi que de 4 milliards de cotisations sociales potentielles, dont 28 milliards de TVA , 4 milliards d’IS et 2 milliards de droits de douanes..Ceci représentait au cours de la même année 2014, la bagatelle de 16% de la recette effective réalisée par l’Etat auprès des contribuables.
Le gap de compétitivité prix des produits et services
L’analyse présente aussi ce qu’elle a qualifié de « gap de compétitivité prix » entre secteur organisé et économie informelle et ce, autour de quatre grilles de diagnostic : celle des UPI avec 40 pts de différence, de la contrebande avec 20pts, la sous facturation à l’import 15 pts et la non déclaration des salariés avec 7 pts.
On retiendra dans cette analyse l’impact négatif de l’économie informelle sur le développement de l'économie formelle dans son ensemble, un fait tout à fait authentique et inquiétant pour les opérateurs à travers les effets catastrophiques sur l’évolution de structure du tissu industriel et sur la taille critique difficilement atteignable limitant l'amélioration de la productivité.
Il s’agit aussi « d’une perte de rentabilité limitant l'investissement, l'innovation et la capacité des acteurs de l'économie formelle à s’adresser de nouveaux marchés ».
Le benchmark de cette étude a pris le Chili et la Turquie comme référence de bonnes pratiques à travers les différents états de l’informel, on peut citer à ce propos pour les UPI chiliennes la décision importante d'offres financières appropriées accompagnant la transition vers le formel, l’allégement de la fiscalité sur l'emploi (réduction de la part patronale aux cotisations sociales pour un CDI , un Plan anti-corruption dans les administrations publiques. Le résultat aura été la réduction en 10 ans de 10% de cette économie dans le pays. Pour la Turquie on notera l’instauration d’un régime de Subventions pour la création d'entreprise ; la réduction du taux de TVA dans plusieurs secteurs d'activités, le renforcement du système d'audit des entreprises et un plan national de lutte contre la corruption. Le résultat en Turquie aura été la réduction de 20 % de cette économie au profit d’une meilleure organisation de l’économie et une nette amélioration de la productivité et de la compétitivité des produits dans ce pays.
Remettre la question de la flexibilité sur le tapis
Une troisième grille de mesures fut introduite dans ce benchmark en vue de réintroduire un rêve très cher aux promoteurs de la CGEM, celui de remettre sur le tapis la question de la flexibilité de l’emploi, cette grille présente des exemples telle l’introduction du contrat de travail saisonnier comme alternative à l'emploi informel (Bulgarie), la flexibilisation du contrat de travail (Slovaquie)….
On peut relever dans ces deux cas l’élaboration d’une grande politique dans trois directions, une solution courageuse envers problème du financement des petites et moyennes entreprises et de l’auto emploi, une lutte conséquente contre les formes de corruption notamment au niveau de l’administration publique, et le développement des pratiques de coordination et d’audit à travers les différents niveaux .
La logique adoptée par le comité de pilotage de cette étude a donné lieu à la proposition d’un plan d’action pour traiter la question de l’économie informelle , s'articulant autour de 4 chantiers prioritaires et 2 leviers transverses ; concernant les premiers , on retiendra l’appel à l’allégement de la fiscalité sur le travail et les outils de production, la simplification de la TVA, l’accompagnement des UPI vers le Formel à travers un appui à l'accès au marché et le renforcement de leurs capacités et l’établissement de référentiels en matière de prix ou de prestations en coordination avec les professionnels.
Pour la partie des leviers transverses on relèvera l’accent mis sur la formation à travers le e-Learning ; la mise à disposition d’outils comptables simplifiés et la digitalisation et la numérisation des services publics.
Cet ouvrage est un retour d’expérience pas très habituel ; ses auteurs ont pris l’initiative de le faire, pour le plaisir et à l’avantage des chercheurs des sciences humaines au Maroc , toutes générations confondues. Il s’agit d’une pertinente réflexion de la part de praticiens qui ont travaillé sur le terrain des enquêtes pendant plusieurs décennies. Ses deux auteurs sont des sociologues reconnus de l’université Hassan II de Casablanca ; en collaboration avec Abdellah Zouhairi, Jamal Khalil également directeur du Laboratoire de recherche sur les différenciations sociales et les identités sexuelles(LADSIS) de cette université, a réalisé ce travail édité par cette entité dans la collection Recherche.
Paru en décembre 2017, ce tour d’horizon relatif à la pratique du questionnaire entend apporter une connaissance de celui-ci en tant qu’outil d’enquête au profit de toutes les personnes qui voudraient en faire usage afin de produire des données statistiques en relation avec leur activité académique et de recherche.
Des questions pour des réponses porteuses de sens
En termes d’introduction, Jamal Khalil présente succinctement l’usage du questionnaire comme outil de recherche et ses principaux utilisateurs au Maroc. Il rappelle ensuite qu’avant d’entamer celui-ci, le chercheur a besoin d’abord de définir «sa problématique », laquelle ressemble à un programme établi au départ, mais doit rester ouverte à des changements apportés par le parcours ». Il s’agira aussi de dresser des hypothèses de recherche liés à la problématique ; des hypothèses clairs permettant le passage à la vérification empirique. « La grille du questionnaire correspond pour le sociologue à la page blanche de l’écrivain, « qu’est ce que je vais bien poser comme question pour stimuler des réponses porteuses de sens ? ». L’auteur met en garde déjà à ce stade, contre certains risques de confusion ou d’amalgame que les questions d’un questionnaire pourraient comporter, notamment lorsqu’il s’agit « de profils ».Il insiste sur le fait que Lorsqu’on pose des questions à quelqu’un « c’est à un moment, un lieu, un contexte précis », l’identification d’un individu devrait être toujours perçue comme « un instantané, jamais comme une image fixe et pérenne ». De même, produire des données vraies est une condition pour la réussite du processus de questionnement, or cela ne peut se faire sans la relation de confiance entre « l’enquêteur et l’enquêté ».Enfin la forme des hypothèses doit permettre aux concepts utilisés de « devenir des variables observables et mesurables » par le questionnaire. D’ailleurs, ces modalités des variables concernent le plus souvent des catégories d’action ou de perception tels que les comportements ; les attitudes et les représentations. L’auteur met aussi l’accent sur une certaine éthique de la recherche et de l’enquête qui doit être prise en compte. Dès l’introduction de cet ouvrage, l’auteur souligne qu’il n’existe aucune procédure prédéfinie pour passer d’un thème de recherche à un questionnaire permettant de le traiter sur le terrain de l’enquête. Il n’y a pas d’application pour la fabrication d’un questionnaire, celle-ci se fait par un aller retour régulier entre un terrain et un chercheur et on continue d’apprendre, à ce propos, tout au long de la vie de chercheur.
Les paradoxes intrinsèques du questionnement
Philosophiquement les questions pourraient être une manière de réduire les incertitudes, mais les réponses contribuent souvent à les amplifier ; la conception d’un questionnaire demeure ainsi un travail qui se situe entre celui de l’artisan et de l’artiste. C’est ce qui justifie du point de vue de l’auteur l’opportunité de cet ouvrage, dont toutes les thématiques proviennent d’enquêtes menées, à terme ou pas au Maroc, et dont le but est de fournir une réflexion sur le questionnement. L’auteur s’engage à travers les pages de ce travail dans le processus de poser les questions en les groupant, et de les décomposer en les dégroupant selon les thématiques suivantes : les déterminants, la préhension du monde quotidien, les relations, la vie à deux et ses sens et en fin la vision du monde ; un déroulement ou déploiement minutieux, du plus simple et basic au plus composé et complexe.
Le premier chapitre explore les déterminants, au nombre de 50, présentés par Jamal Khalil, ils vont de l’âge et du sexe, à la scolarité, la formation, le travail, le lieu de vie , la vie professionnelle, les sources de revenus …. Il s’agit d’éléments incontournables dans le questionnement et sont considérés comme des variables indépendantes-malgré leurs interférences- dont chacune ouvre la porte à de multitude de possibilités pour poser des questions et en dégager des réponses .
Le second chapitre sur la préhension du monde quotidien, explique que cela revient à poser des questions simples et directes pour des réponses qui décrivent l’action et le réel qui en découle. Il s’agit entre autres facteurs des pratiques culturelles, tout comme les volets économiques et de consommation, l’hygiène, les pratiques alimentaires, la santé, la reproduction, la vie associative et politique, la religion …Bref, un inventaire de 80 paramètres se présentant avec une panoplie de situations génératrices de questions.
Un champ de relations pour rendre intelligible une société
Au troisième chapitre ,Jamal Khalil estime que questionner les relations revient à approfondir le concept de société, variant dans la forme et le fond, elles sont les lieux d’échanges faits de convivialité, de conflits et de contraintes,…21 paramètres décrivent les types de relations avec les parents, de fratrie, avec les enfants, les relations hommes femmes ,les taches domestiques, la mixité, la relation au corps….. Ce chapitre évoque notamment la question de l’égalité de genre et le rôle de la femme au sein de la communauté.
Au quatrième chapitre réservé à la vie à deux, « le retour d’expériences à partir d’enquêtes et de questions sur le vie en couple montre que le mariage est loin d’être la forme unique qui lie un homme et une femme », il reste toutefois une forme centrale « dans la vie à deux dans une société normée par des codes religieux et culturels ». A travers une grille de 28 critères ou éléments, allant du sens et de la notion de couple, au modèle familial, à la sexualité, aux questions financières, aux relations sexuelles hors mariage…..l’auteur passe en revue la multitude des situations et ce qu’elles indiquent en « retour d’expérience ».
Une trilogie incontournable
Le dernier chapitre est consacré à « la vision du monde », aspect particulièrement sensible puisqu’il évoque notamment le domaine des valeurs, « le questionnement d’une majorité de pratiques peut montrer à quel point des représentations guident et orientent l’appréhension du monde … », l’auteur considère que les « valeurs et croyances qui sous tendent les représentations peuvent être comprises à travers le langage et le discours des questions ».Ces valeurs sont réparties en 4 groupes qui se croisent : personnelles , collectives ,orientées vers le passé ,ou vers le présent et l’avenir. Mais ce chapitre s’intéresse aussi à la perception de l’autorité ainsi que celle de la mort. Ainsi, à travers 28 éléments, il explore les enseignements des enquêtes et expériences de recherche antérieures et ce, pour de nouveaux questionnements.
En conclusion, la situation d’enquête en sciences sociales est particulière ; elle se fait dans « une relation composite » marquée par une ignorance relative et un pouvoir symbolique. L’interaction occasionnée par la question permet « avec plus ou moins de succès » de coproduire une connaissance ; les deux formats les plus connus pour mener des séances de questions sont le questionnaire et l’entretien. Pour les deux le questionnement commence dès la phase de la problématique et des hypothèses, il arrive ensuite à l’étape du questionnaire ou de la grille d’entretien. L’analyse des données quantitatives ou qualitatives essaie par la suite de répondre aux questionnements de départ. Il n’y a pas en tout cela une recette miracle prescrite au préalable, c’est l’expérience de bonnes pratiques qui guide les chercheurs, ce sont leur place et leur savoir faire qui prédominent.
Par Bachir Znagui
Ce billet est le 3ème tiré des travaux présentés au jury du prix 2018 de la meilleure thèse de doctorat du Family Firm Institute.
Le 23 mai 2018 s’est tenu à HEM Rabat la réunion de présentation des résultats de la cartographie des dispositifs d’accompagnement des étudiants entrepreneurs au Maroc.
L’ouvrage collectif dirigé par Eva Delacroix et Hélène Gorge interroge les modalités de consommation des personnes en situations de pauvreté, entre exclusion et réinvention de leur rapport au marché.
Bas de la pyramide, consommateurs précaires, clients pauvres… Les termes se sont multipliés en marketing pour cibler les populations en situation de pauvreté, les considérant comme un « potentiel de marché ».Pour la vingtaine d’auteurs qui ont contribué au collectif dirigé par les deux docteures en science de gestion Eva Delacroix et Hélène Gorge, le sujet est sensible et l’enjeu important, « pour que le marketing puisse trouver sa place dans le domaine de la pauvreté de manière éthique et respectueuse, dans l’optique d’améliorer le bien-être des personnes pauvres et non de « créer des besoins » là où il n’ont pas lieu d’être ».Il s’agit également d’amener les entreprises à ne pas réfléchir uniquement selon les critères de profitabilité.
« Jusqu’à maintenant, la recherche en marketing sur la pauvreté a particulièrement insisté sur la vulnérabilité associée à la pauvreté économique », écrit en préface Luca M. Visconti, professeur de marketing à l’Università della Svizzera Italiana et à ESCP Europe. Or pauvreté et vulnérabilité ne sont pas forcément équivalentes ; c’est une matrice idéologique matérialiste « qui construit la vulnérabilité à travers la privation matérielle » et enfin, être pauvre économiquement n’exclut pas d’avoir des ressources culturelles et sociales permettant un rééquilibrage des relations dominant/dominé. Luca M. Visconti estime plus pertinent de s’intéresser aux « mécanismes amenant à la pauvreté » plutôt qu’à une pauvreté existentielle, « l’expérience d’être pauvre ». En effet, la pauvreté étiologique cherche à comprendre les déterminants de cette situation : « pauvreté dès la naissance versus émergente ; pauvreté individuelle versus collective ; pauvretémicro versus macro ; pauvreté temporaire versus permanente »…
La première partie revient sur les ancrages théoriques qui articulent pauvreté, consommation et marché. La chercheuse au CNRS Laurence Fontaine revient sur l’histoire de la pauvreté – donc de l’exclusion (difficultés d’accès au marché, réglementations, taxes…) – dès l’Europe préindustrielle et sur les stratégies de survie mises en place : charité, polyactivité, prêt sur gages, économie informelle notamment tenue par les femmes…, autant de pratiques réactivées, à l’heure de la désindustrialisation, des délocalisations et des nouvelles technologies, avec la recherche de compléments de ressources, via les videgreniers et autres marchés numériques.Elledistingue « le crédit, qui relève du marché, de l’accompagnement des personnes qui, à l’égal de l’instruction, relève du bien public ». Hélène Gorge et Eva Delacroix analysent ensuite le préjugé,idéologiquement orienté,opposant bons et mauvais pauvres, opposition articulée autour des notions de travail vs chômage souvent associé à assistanat, de consommation du nécessaire vs du superflu. Éric Rémy, lui, revient sur la notion de classe populaire et déconstruit ses utilisations par les discours populistes ou misérabilistes : il faut réintroduire dans les travaux marketing et en comportement du consommateur la notion de classe sociale : « Ce n’est pas parce que des mêmes objets sont consommés par différentes classes que ces dernières s’effacent. […] On peut consommer des mêmes objets avec des pratiques et un sens différents. » La partie se clôt sur l’inventaire critique des courants méthodologiques : Social Business, Bas de la Pyramide, Transformative Consumer Research.
La seconde partie s’attache aux pratiques de consommation et aux ressources mobilisées par les acteurs pauvres pour s’intégrer à la société. Laurent Bertrandias et Alexandre Lapeyre analysent le sentiment de privation et les réponses : comportements adaptatifs (wise-shopping, smart shopping, réseaux d’échange…) ou retrait d’un marché jugé frustrant. Maud Herbert, elle, tire la sonnette d’alarme sur les conséquences de l’illettrisme dans un marché qui repose sur la lecture et la compréhension de textes pour l’achat de biens et de services : surconsommation, risques d’abus.Pour Florence Benoît-Moreau, Eva Delacroix et Béatrice Parguel, les marchés pairs-à-pairs et l’économie collaborative, calqués sur l’économie de subsistance des pays en voie de développement, avec leur contrôle par le réseau de proximité,sont un mode d’accès au marché pour les micro-entrepeneurs. Eva Delacroix, Hélène Gorge et Maud Herbert étudient ensuite le rôle de Facebook pour désenclaver et lutter contre l’isolement, avec ses bénéfices émotionnels et économiques. Enfin Valérie Guillard et Dominique Roux reviennent sur l’ancienne pratique du glanage et sur les valeurs qu’il mobilise : gratuité, critique de la consommation, récupération…
La dernière partie du livre interroge la légitimité et l’éthique de l’approche de la pauvreté par le marketing et les business models. L’émergence du marché des pauvres, estiment Julie Tixier, Amélie Notais et Asmae Diani, pose la question de la consommation inclusive et de la soutenabilité de l’entrepreuneriat social. Bérangère Brial et Evelyne Rousselet étudient le marketing relationnel dans le secteur bancaire, contraint par l’obligation légale de servir les clients pauvres, entre relation sociale et commerciale. Elles plaident pour d’autres politiques de prêt, de tarification, voire d’accueil.Marie Degrand-Guillaud analyse enfin la micro-finance comme le renversement du système bancaire classique, valorisant les liens sociaux et l’accompagnement.
L’ouvrage invite à repenser le marketing de manière plus inclusive et égalitaire, via des formes de prémiumisation et surtout la refonte de la relation client, mais s’inquiète de ce que la sociologie des écoles de commerce reflète un entre-soi qui rend abstraite la pauvreté. Destiné à la sensibilisation des futurs managers, il permet de sortir d’une représentation sociale homologative et, en s’intéressant aux causes de la pauvreté, permet de sortir d’une certaine tendance à attribuer aux seuls pauvres la responsabilité de leur situation, en « responsabilisant toutes les parties prenantes », insiste Luca M. Visconti. Cette démarche permet aussi d’éviter l’instrumentalisation de la pauvreté par des acteurs qui « ont tout avantage à ne pas problématiser le concept », comme les entreprises « qui auraient intérêt à cibler ce marché tout en le cristallisant », les médias, la politique et « toute personne ayant intérêt à se distinguer sur la base de ses ressources matérielles plutôt qu’à travers d’autres mérites ».
Par : Kenza Sefrioui
Marketing et pauvreté, être pauvre dans la société de consommation
Collectif, ss. dir. Eva Delacroix et Hélène Gorge
Éditions EMS, collection Societing, 328 p., 320 DH
Le transfert potentiel d’une partie de l’autorité et des fonctions régaliennes des États vers les organisations, et graduellement vers les entreprises, est le symptôme d’un changement de paradigme temporel. Lorsqu’il est appréhendé du point de vue de la recherche, il peut induire un transfert de sens, avec ce que cela comporte comme risque de reproduction de vieux atavismes sous des formes nouvelles et séduisantes.
Professeur HDR à l’Ecole Nationale de Commerce et de Gestion, Université Cadi AYYAD de Marrakech et chercheur associé à HEM Research Center. Il enseigne la stratégie, le management et le contrôle de gestion. Ses travaux de recherche portent principalement sur les stratégies d'internation...
Voir l'auteur ...Cet entretien ambitionne, à partir du regard d’un sociologue des organisations de dresser un panorama historique et circonstancié des relations humaines entre recherche en sciences humains et entreprises. Il en ressort que toute les sciences ne sont pas au même degré de défiance vis à vis des structures économiques et que celles-ci, selon leur secteur, ne sollicitent pas avec la même intensité les chercheurs.
Né en 1965, Jean-Pierre Micaëlli est Maître de Conférences à l’IAE Lyon. Il enseigne le management industriel et s’intéresse à la conception et à l’ingénierie. Il a publié cinq livres et 19 articles, dont : Bonjour, É., Micaëlli, J-P. (2010). Design Core Competence Diagnosis: A ...
Voir l'auteur ...La capacité des sciences de management à produire des connaissances améliorant les pratiques managériales est mise en cause. Des « puristes » contestent même leur qualité de « sciences ». Ces débats signifient soit la nécessité d’une épistémologie spécifique (Martinet, 1990), soit l’abandon de certains fondements épistémologiques généraux. L’article qui suit présente deux catégories contemporaines qui montrent la variété des articulations possibles.
est professeure à l’Université de Bergamo (Département de Sciences Humaines et Sociales). Elle enseigne Anthropologie du Maghreb et du Moyen Orient et Migrations transnationales. Parmi ses principales publications : “Corps en mouvement, entre art et réalité dans la Tunisie en trans...
Voir l'auteur ...L’anthropologie tente de comprendre la complexité de la réalité globalisée. Cette approche ne peut se faire sans une ethnographie des multiples modalités de travail actuelles et du vécu des travailleurs et des entrepreneurs, ni sans une observation en profondeur des modalités de production et d’échanges de biens et des services dans un flux constant de mutation financière, technologique, d’idées...
Thierry est titulaire d’un doctorat en sciences économiques sur le rôle de l’innovation dans les performances à l’export et d’un doctorat de science politique sur le rôle des émotions dans le gouvernement des hommes. Il a débuté comme consultant auprès d’organisations internatio...
Voir l'auteur ...L’homoeconomicus est la seule hypothèse anthropologique dont disposent les sciences humaines. Cette hypothèse est toutefois de peu d’utilité dans le monde de l’entreprise. Le modèle de Maslow, plus étoffé, a le mérite de reposer sur une anthropologie plus réaliste, même si elle demeure toujours peu opératoire pour les managers. Le modèle homo emoticus, d’une anthropologie prenant en compte l’ensemble des motivations humaines, parvient à expliquer la genèse des comportements humains : il offre une grille d’interprétation pour les managers au quotidien. Ce modèle ouvre la voie vers une approche plus féconde.