
Sous le voile de la modernisation, les femmes rurales …
Auteur : Lisa Bossenbroek
« Sous le voile de la modernisation : les dynamiques du genre social dans le changement agraire de la plaine du Saïss » c’est la traduction approximative qu’on a préféré au titre initial en anglais de cet ouvrage. « Behind the Veil of Agricultural Modernization : Gendered Dynamics of Rural Change in the Saiss Morocco » est le titre choisi par la chercheure Lisa Bossenbroek [i] pour illustrer sa thèse de doctorat obtenue l’automne dernier à l’université de Wageningen aux Pays-Bas. Spécialisée en sciences sociales elle s’intéresse en tant qu’académicienne et sociologue aux relations de genre dans le contexte agraire[ii]. C’est ainsi qu’elle a choisi de travailler sur la question des effets de la modernisation agricole dans la plaine marocaine du Saiss , reflétant ce qu’elle décrit comme étant « une forme particulière du développement capitaliste ,désordonnée et contradictoire, reproduisant des relations de genre et des hiérarchies sociales existantes » .
La problématique de sa thèse repose sur la question suivante : comment appréhender et comprendre les différentes expériences vécues altérant les relations genre et celles constituant les processus des changements survenant dans le monde agraire du Saiss ?
Cela induit entre autres aspects, la détermination des processus des relations genres ainsi que leur articulation aux processus des changements sociaux en cours. Il suppose également la possibilité de relever les manifestations de ces processus et la manière avec laquelle elles sont façonnées et prennent forme sur le terrain aux niveaux économique, social, culturel et humain. Ce travail conduit enfin à identifier les contradictions et paradoxes qui accompagnent les changements dans les deux niveaux (genre/monde agraire).
Lorsque l’eau et la terre changent de statut
L’enquête proprement dite a été menée sur une période de 12 mois entre 2011 et 2013, suivie de plusieurs visites de quelques semaines tout au long de 2014 et 2015. Elle adonné lieu aux résultats compilés dans la thèse. Lisa Bossebroek a examiné tout d’abord comment les changements agraires réorganisent et(re-)configurent les relations socio-matérielles et offrent ou imposent « de nouvelles possibilités d’être et de devenir et de nouveaux rapports sociaux ». Elle a constaté alors que les changements agraires actuels reconfigurent les rapports sociaux en ce qui concerne l’accès, l’utilisation et le contrôle des facteurs de production dans le Saiss .Elle décrit ainsi les différentes mutations qui concernent les rapports fonciers, l'accès et le contrôle de l'eau souterraine, l’organisation du travail agricole, et la présence active d’ouvrières agricoles et de jeunes ruraux.
Elle relève ainsi que « la privatisation des terres de la réforme agraire lancée par l’Etat marocain depuis 2006 s’est accompagnée d’une renégociation des relations et des identités de genre ». Auparavant, la terre, l'exploitation et la famille étaient intiment liées dans le contexte de cet espace rural, mais a travers le processus de privatisation, ces liens s’érodent graduellement, ce qui affecte la valeur et la signification de la terre. Aujourd'hui, elle est considérée surtout comme une simple « marchandise » dont l'usage est progressivement réservée au domaine professionnel et masculin. Cela conduit à une séparation croissante entre le domaine privé associé à la femme et le domaine public et professionnel associé à l'homme. Cela offre aussi de nouvelles possibilités à certains jeunes hommes ruraux de devenir des agriculteurs modernes. Et au contraire pour beaucoup de femmes paysannes il devient plus difficile de justifier leurs activités agricoles, ce qui les pousse a redéfinir leur identité de femmes paysannes. Lisa Bossenbroek rapporte les analyses des propos recueillis car Il s’agit d’un travail de terrain fondé essentiellement et minutieusement sur les récits des différents acteurs et de leurs profils et leur évolution, c’est ce qui donne à cette enquête dans la plaine du Saïss une formidable portée humaine et la valeur d’une image qui témoigne fidèlement d’une période de vie de cette plaine.
Ce qui change pour les femmes rurales
L’accès à l'eau constitue- il fallait s’y attendre- un facteur déterminant dans les changements survenus ; il induit une séparation entre l'eau et son ancien contexte socioculturel et territorial; engendrant des inégalités croissantes par rapport à l’accès à l'eau souterraine; et des expropriations violentes excluant certains de celui-ci. Un processus qui se concrétise de trois différentes manières: 1) par les dynamiques foncières; 2) par l'utilisation des nouvelles technologies, et 3) par un discours de modernisation qui émerge autour des politiques publiques agraires au Maroc. L’un des aspects nouveaux de cette évolution est que l’eau se trouve finalement détournée des familles paysannes au profit d’ « investisseurs « n’habitant pas sur place. Le boom agricole dans le Saiss est fondé sur un processus d’hiérarchisation du travail agricole. Ce processus de changements s’opère dans une interaction entre genres et différences liées à la technicité des tâches, au savoir-faire, et à la récompense financière. Tandis que les ouvriers agricoles décrochent souvent de « meilleurs » boulots, ce qui contribue positivement a leur identité personnelle, ainsi que professionnelle, les ouvrières, elles, se retrouvent dans la strate inférieure de la hiérarchie du travail agricole et se sentent dévalorisées dans leur travail. D'autant plus que les valeurs socioculturelles de
genre rendent le travail agricole difficilement conciliable avec les notions de féminité rurale. Par ailleurs, la moindre maladresse suscite les commérages des voisins et de la communauté et un jugement dur et normatif s'en suit. En tout cas pour réagir à cette pénible réalité, les femmes développent différentes stratégies pour réconcilier des idéaux de féminité rurale avec les contraintes quotidiennes du travail agricole recréant ainsi de nouveaux répertoires socioculturels et repoussant les frontières dans un effort subtile pour se faire revaloriser et étendre leurs marges de manœuvre.
Lisa Bossenbroek consacre aussi dans ce travail un chapitre particulier aux jeunes où elle montre qu’ils sont des acteurs primordiaux dans les transformations agraires que connait la plaine du Saiss. Elle expose comment certains d’entre eux réussissent à négocier habilement et prudemment des marges de manœuvres pour réaliser leurs propres rêves. Grace à quoi, ils se forgent progressivement des identités nouvelles, plus modernes.
Selon l’auteure les identités et relations de genre ne précédent pas les changements ruraux, mais au contraire sont mêlées a ceux-ci. Les dynamiques agraires et le genre sont alors régénérés par la renégociation et la contestation constante des identités et des relations de genre. En plaçant au cœur de ce travail les expériences, les rêves, et les aspirations cachées et intimes des jeunes ruraux, des femmes rurales, des ouvriers et ouvrières et des différentes familles paysannes, Lisa Bossenboek a illustré comment ceux-ci sont différenciés par le genre et forment des trajectoires évoluant de façon hétérogène et différenciée. Pour elle, si les réalités ont parfois un aspect violent dans l’immédiat, les paradoxes et contradictions qui marquent ces différentes trajectoires portent les graines de changements plus profonds, permettant d'envisager de futures alternatives rurales plus durables et plus équitables en termes de genre. Bref cette thèse apporte à travers une dissection implacable et une lecture très réaliste, une note d’optimisme, dans un contexte de transformations complexes et fatales, façonnant aujourd’hui une partie du monde rural au Maroc.
Lisa Bossenbroek ; Behind the Veil of Agricultural Modernization:
Gendered Dynamics of Rural Change in the Saiss Morocco, 2016
[i] Pour réaliser son travail Lisa Bossenbroek a plusieurs fois séjourné au Saiss et au Maroc depuis 2010. Elle a écrit en 2016 des articles pour Economia à propos des aspects ayant relation avec ses recherches, et a participé à quelques unes des activités du Cesem .
[ii] Ce travail de recherche a été conduit sous les auspices de l’école des sciences sociales de Wageningen .
Réenchanter le XXIème siècle
Auteur : Ariane Vitalis
Responsable, participatif, le mouvement des Créatifs culturels repense l’engagement. Décryptage par la sociologue Ariane Vitalis.
« L’action des Créatifs Culturels sur la société est muée par deux sentiments : le sentiment d’urgence et le sentiment de responsabilité individuelle. […] C’est ce sentiment d’urgence et de responsabilité qui pousse les Créatifs culturels à s’engager, toujours en ayant pour perspective cette philosophie du « faire sa part », sans attendre l’action des gouvernements pour panser les maux du monde. » Sociologue spécialisée dans les publics de la culture, la chercheuse et militante associative française Ariane Vitalis se penche sur une tendance encore peu consciente d’elle-même, mais dont les réalisations se multiplient dans de nombreux domaines. Un point commun : l’hostilité de ces personnes tant à un modèle ultralibéral érigé en parangon de la modernité, qu’aux archaïsmes du patriarcat. Pour les Créatifs Culturels, il s’agit de réinventer un modèle de société qui ne soit pas uniquement fondé sur le consumérisme, les technosciences et l’individualisme exacerbé. Leur XXIème siècle, ils le rêvent sous le signe du changement social et de la transition écologique.
Dans une première partie, Ariane Vitalis revient sur les racines de ce mouvement. Elle souligne sa proximité avec le Romantisme, notamment pour la vision globale du monde qu’il portait, le lien entre l’homme et la nature, et la dimension spirituelle, faite d’une quête de cohérence intérieure et avec le monde. Elle rapproche également les Créatifs Culturels de la contre-culture des années 1950 à 1970, pour l’élan collectif de la lutte pour les droits portés par les mouvements féministes, tiers-mondistes, pacifistes et écologiques, pour la proposition d’une culture alternative « à côté de la culture dominante », avec ses codes propres, et pour sa capacité à mettre en œuvre concrètement des utopies. Enfin, elle souligne la prise de conscience planétaire, au XXIème siècle, « de la finitude des ressources et de l’urgence écologique et sociale », notamment dans la société civile. Ariane Vitalis, citant l’étude des chercheurs américains Ray et Andersan, estime qu’il y aurait deux générations de Créatifs Culturels : « les premiers seraient les « anciens » hippies et militants des années 60 et 70, les seconds seraient issus de la conscientisation des années 90 et 2000, où l’on remarque une majorité de jeunes, les « digital natives » des générations Y et Z, nés avec Internet et avec le pic d’engouement occidental pour l’écologie et le développement durable. »
Repenser l’engagement
Dans une seconde partie, intitulée « Penser le monde et agir en conscience », Ariane Vitalis détaille le contenu de ce mouvement, qui propose un véritable changement de paradigme pour réinventer le monde. La sociologue insiste sur le sentiment de crise de l’individu et d’un certain modèle de la modernité, et sur la volonté de mettre en avant d’autres valeurs. Trois axes sont centraux : l’écologie d’abord, qui repense la relation de l’homme et de la société à l’environnement, l’épanouissement de l’individu via la mise en avant de valeurs dites féminines (écoute, empathie…), et la spiritualité. « En quête de sens et d’authenticité, ils cherchent à faire concorder leurs idées avec leurs actes et se lancent ainsi dans diverses formes d’actions solidaires et de résistances, souvent à un niveau local : création d’innovations sociales, bénévolat, engagement associatif, activisme artistique et créatif, etc. » Ariane Vitalis rappelle que c’est au sein de la société civile que le mouvement des Créatifs Culturels a le plus de résonnance. Car c’est une nouvelle vision de l’engagement qu’il propose, articulant engagement individuel et engagement collectif. Une idée importante est l’éthique du faire sa part, à l’instar de Pierre Rabhi, un des penseurs du mouvement et chef de file des « transitionneurs » vers un nouveau modèle d’agriculture, théorisant la parabole du colibri. « Les Créatifs Culturels s’inscrivent dans une double démarche : tout d’abord dans une démarche de non-coopération, puis, dans un second temps, dans une démarche de construction active d’une nouvelle culture, fondée en partie sur le partage, la créativité et le buen vivir. Ils construisent leurs propres maisons passives, mangent bio et local, boycottent la grande distribution, soutiennent un commerce équitable, créent des entreprises sociales, recyclent leurs déchets, créent leur propre énergie, rejoignent des banques éthiques, deviennent végans ou, pour les plus radicaux, vivent dans des yourtes en cultivant la terre. » Au refus d’une économie marchande, ils opposent une économie collaborative, fondée sur des circuits locaux. À une attitude consumériste, ils préfèrent le Do It Yourself (DIY). Contre le modèle pyramidal de l’autorité, ils pensent toute organisation de façon souple et fluide et se veulent multiculturels et ouverts sur le monde. Inspirés des travaux de Jeremy Rifkin sur l’économie collaborative et le numérique, ils plébiscitent la culture de l’open source et du libre partage et privilégient l’accès sur la propriété.
Ariane Vitalis insiste sur la forte transdisciplinarité qui caractérise ce mouvement et recueille, dans la troisième partie, de nombreux témoignages sur des réalisations concrètes dans le domaine de l’agroécologie et de la permaculture, de l’autonomie énergétique, de l’habitat, de la gouvernance, de la santé, de l’éducation, du développement personnelle, des médecines douces… À chaque fois, elle rappelle les préoccupations spirituelles, voire métaphysiques, écologiques et altermondialistes qui animent ces idéalistes alliant mode de pensée et choix de vie, et se complaisant dans « une forme de retrait introspectif » inspirée des figures du philosophe ou de l’artiste. Ariane Vitalis s’interroge cependant sur les limites de ce mouvement, plutôt issu des classes élevées (cadres et diplômés d’études supérieures) : « Au cœur même de la dynamique des Créatifs Culturels, les classes aisées entretiennent inconsciemment une violence symbolique invisible sur les classes populaires ». Effet de mode ? Culture bobo ? Ariane Vitalis, elle, fait l’éloge d’une sensibilité.
Par : Kenza Sefrioui
Les Créatifs culturels, l’émergence d’une nouvelle conscience. Regards sur les acteurs d’un changement de société
Ariane Vitalis
Éditions Yves Michel, collection Société civile, 200 p., 15 € / 200 DH
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Rachid Oumlil est Docteur en Management des Système d’information. Il est actuellement professeur HDR à ENCG-Agadir (Université Ibnou Zohr). Ses travaux de recherches portent sur le management numérique et l’open innovation. Il est auteur de plusieurs chapitres d’ouvrage...
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