

Abdelouahab Idelhadj

Sanaa Cheddadi

Bijou Mohammed

Ragbi Aziz

Mohamed DOUIDICH

Claude Courlet
La société de marques
Auteur : Bernard Cova
Le sociologue Bernard Cova analyse les marques à l’aune de l’ethnosociologie, pour comprendre le rôle du marché dans la construction identitaire.
Les marques, objet économique ? Pas seulement : elles structurentle quotidien, l’articulation entre sphère privée et sphère professionnelle, le lien social, bref, l’identité. Cela fait peu de temps que les marques sont objet d’étude pour la sociologie et l’anthropologie, rappelle Bernard Cova, qui enseigne la sociologie de la consommation et le marketing dans une Business School de Marseille. Alors que l’idée qu’on vit dans une société qui pousse les individus à consommer sans cesse davantage est largement admise et analysée depuis les années 1960, la sociologie de la consommation n’a émergé comme champ d’étude que vers les années 1990. L’auteur explique que son titre est un clin d’œil à La vie sociale des objets (The social life of things, 1986) d’Arjun Appadurai, « qui montre comment les objets sont omniprésents dans notre vie quotidienne ». De même, les marques sont devenues si omniprésentes qu’elles débordent largement du champ économique, au point d’échapper aux entreprises qui les ont créées et de générer de nouveaux types de liens.
Bernard Cova analyse dans une première partie cette « société de marques » dans laquelle nous vivons : « Nous sommes passés de sociétés dont le pilier central était le travail à des sociétés dont le pilier central est la consommation. » Consommer de la culture, du tourisme, du sport, etc., est devenu une manière d’exister et de se construire. Or, dans un monde où le travail est devenu synonyme de stress ou d’ennui et vous expose au burn-out ou au bore-out, c’est aussi une manière de fuir des conditions de vie de plus en plus pénibles : « Moins que de chercher à échapper à la consommation, l’individu d’aujourd’hui s’échappe par la consommation et les expériences qui lui sont associées. »Il s’affirme désormais par sa passion eten tire une reconnaissance fondée sur le partage de ses centres d’intérêts et de ses expériences, « une reconnaissance horizontale par d’autres personnes passionnées [plutôt] qu’une reconnaissance verticale par une autorité surplombante ou une hiérarchie. » Mais, note l’auteur, lecteur de L’Incendie de la maison de George Orwell d’Andrew Ervin (2015), même dans sa stratégie de fuite, l’individu ne fait que pratiquer une « fragile inversion du quotidien », qui ne le fait nullement échapper aux impératifs de la consommation.
Dimension religieuse
Bernard Cova se penche sur les « artefacts symboliques » par lesquels les marques donnent sens à la vie des individus, et souligne l’importance de la métaphore religieuse dans ce domaine. Il distingue « marque iconique », et « marque culte ». « Une marque devient iconique lorsqu’elle délivre un mythe identitaire », statut réservé à de rares marques, comme Apple, Harry Potter, Lego, Nutella, Google, Star Wars, etc. au niveau mondial, ou comme Vespa en Italie, au niveau national. Quant à la marque culte, elle est l’emblème d’une communauté et contribue à une « sous-culture » : ainsi de Atari pour les fans de jeu vidéo. « Le pouvoir d’une marque ne provient pas de la richesse de ses associations mentales comme on le pensait traditionnellement en marketing, mais du mythe qu’elle porte pour résoudre les contradictions culturelles au sein de la société. » La théorie du branding culturel souligne la dimension à la fois culturelle et politique d’une marque. Exemple : Nike défendant la liberté face aux discriminations sociales.
L’auteur s’attache ensuite à décrire comment notre quotidien est « marqué ». Le passage d’un nom de marque à un nom commun ou à un verbe – ubériser, googler, etc. – est significatif de l’imprégnation de la société. Au départ, les entreprises (Kleenex, Tupperware…) luttaient contre ce « généricide », ou usage générique de leur nom de marque. Aujourd’hui, elles développent des stratégies, soit de gamme de produits (un iPad est forcément un Apple), soit de contenu de marque pour définir une référence identitaire. Aujourd’hui, le brandverbing à la mode nous vaut des snapchater, airbnbiser, et autres goproiser. Autre critère, la prolifération de communautés de marques, tribus qui ne sont plus seulement consommatrices mais animent une sous-culture avec ses codes, ses rôles et ses rituels, et deviennent des agrégateurs. Parfois, ces tribus en viennent à s’estimer dépositaires de l’esprit de la marque. Ainsi, le conflit entre les loggionisti et la direction de la Scala de Milan : ces fins connaisseurs de bel canto terrorisent les plus grands chanteurs d’opéra qui fuient le célèbre théâtre par peur de leurs huées. Les journées de marque sont aussi l’occasion de constater « l’attachement quasi religieux des fans » : le 4 mai, les fans de Star Wars prennent un congé pour se déguiser et se regrouper. Bernard Cova fait le parallèle entre fêtes religieuses et fêtes profanes (mystique, pèlerinages, rituels quotidiens, etc.) et souligne « la diffusion du divin dans la vie quotidienne ». Un pas est franchi avec la « surfaçon de marque », quand les fans enrichissent leur marque, qui échappe ainsi au management de l’entreprise. Par exemple, les épisodes de suite de la série Star Trek. Qu’elle soit lucrative ou non, cette pratique est « un laboratoire d’usages pouvant être captés par le marché afin d’offrir de nouvelles opportunités aux investisseurs et aux entreprises détentrices de la marque. » C’est aussi un indice du « glissement de la marque du marché vers la société ». Enfin le phénomène des volontaires de marque témoigne d’une mutation de l’engagement militant et pérenne vers des formes plus éphémères et hédonistes de mobilisation. D’où la multiplication des programmes de marketing collaboratifs pour profiter de ces apports. La question se pose alors de la limite entre le bénévolat et le travail (orienté mais non rémunéré).
Bernard Cova brosse un panorama critique de cette situation, et consacre la dernière partie du livre à ses dangers. D’abord la « perte de compétences non marquées » : on est imbattable sur l’univers de sa marque préférée, mais incapable de réparer un appareil domestique, de connaître le rythme des saisons… Crise écologique et culturelle menacent. Les initiatives d’autoproduction peuvent être une alternative. Là encore, les entreprises ont flairé le créneau de « l’autoproduction accompagnée » : on s’autonomise de l’entreprise, mais pas de la marque… D’autre part, la consommation est le symptôme de relations de don et contre-don affaiblies : il s’agit de reconstruire des formes d’entraide, parfois basées sur d’anciennes traditions, comme le café suspendu à Naples, en veillant à ce qu’elles ne soient pas, là encore récupérées. Un essai fin et nuancé sur un phénomène qui s’étend bien au-delà du marché.
Par Kenza Sefrioui
La vie sociale des marques
Bernard Cova
Éditions EMS, 208 p., 280 DH
La réputation du Maroc dans le monde en 2017
Auteur : Réalisé par le "Reputation Institute" en partenariat avec l’Institut Royal des Etudes Stratégiques (IRES)
Les sept défaillances d’une marque
Les structures et les entités (des organisations) sont de plus en plus considérées en tant que marques à jauger, comparer, consommer ou bannir. La notion de réputation est désormais une affaire ‘’universelle’’ de marketing. On estime que les pays, les nations, les Etats sont aussi des marques dotées de bonne ou de mauvaise réputation, il s’agit d’un capital ou patrimoine qui renforce les atouts économiques et commerciaux d’un pays , tout comme il est susceptible de leur porter préjudice .Le management est allé jusqu’à explorer les outils capables d’offrir des approches quantitatives dans ce domaine . Et même tardivement, au Maroc aussi la question de la réputation commence, à devenir un sujet à la fois d’enquêtes, de recherches et de préoccupation !
Une réputation ça se cultive
Le rapport qui vient d’être rendu public au début de cette rentrée 2017/2018 a été achevé en juillet 2017. Réalisé par le "Reputation Institute". en partenariat avec l’Institut Royal des Etudes Stratégiques (IRES) il constitue la troisième édition de l'étude sur la réputation du Maroc dans le monde. Le R I est une institution spécialisée qui travaille sur la question surtout au bénéfice des entreprises. Introduite en 2008, l’étude "Country RepTrak®" représente une analyse de la réputation des pays, basée sur un modèle inspiré de la mesure de la réputation des entreprises. Sur le plan méthodologique, les attributs retenus pour mesurer la réputation des 71 pays de l'échantillon sont au nombre de 17, parmi lesquelles la sécurité, la transparence, le bien être social, la qualité des produits et services.…. L’analyse factorielle de ces 17 attributs a permis de les regrouper en trois facteurs que "Reputation Institute" a appelés les dimensions de la réputation d’un pays : qualité de vie, niveau de développement et qualité institutionnelle.
Le travail de terrain fut réalisé en interrogeant un échantillon d'individus issu de 30 pays, composé du grand public, sur les perceptions que ces individus ont de leur propre pays et par rapport à d’autres nations. : Plus de 39 000 personnes ont été interrogées fournissant des notes internes et externes. Les évaluations sont basées sur un échantillon minimal de 100 évaluations pour chaque pays dans chacun des marchés où il est évalué.
Pour ce rapport, en plus du G-8, l’étude a été réalisée dans un autre groupe de pays choisi par l’IRES, lequel inclut, notamment, le Brésil, la Chine, l’Espagne, l’Inde, la Corée du Sud, le Maroc, le Mexique, les Pays-Bas, la Turquie et l’Afrique du Sud.
Différence entre l’évaluation externe dans les pays du G-8 et l’évaluation interne des attributs du Maroc
En termes de résultats, selon le rapport, le Maroc obtient en 2017 une note de 59,3 points sur une échelle de 0 à 100, pour l’indicateur général de la réputation des pays "Country RepTrak® Pulse", ce qui lui confère la 35ème place sur un total de 71 pays évalués. Le Royaume figure, également, parmi les 37 pays ayant la meilleure réputation, au même niveau que Porto Rico, l’Argentine, le Brésil, l’Indonésie et l’Inde.
Une qualité de vie au Maroc plutôt appréciée
La première étude relative à la réputation du Maroc, réalisée en 2015, a concerné un échantillon de 18 pays. La seconde et la troisième édition de cette étude ont porté en 2016 et 2017 sur un échantillon, respectivement, de 23 et 22 pays.
Les évaluations les plus positives de la réputation externe du Maroc concernent les attributs afférents à la qualité de vie (environnement naturel, population aimable et sympathique, loisirs et distractions et style de vie), et à la qualité institutionnelle, en particulier, la sécurité et l'usage efficace des ressources. Les évaluations les moins favorables se rapportent aux attributs de la dimension "Niveau de développement", notamment, le système éducatif et la technologie et l'innovation. De même la réputation interne est négative, comparativement à la réputation externe, pour ce qui est des attributs relatifs au système éducatif, à l'utilisation des ressources, à la technologie et l'innovation, à l'environnement politique et institutionnel, à l'éthique et la transparence et au bien-être social. Le rapport souligne à ce propos que «ces insuffisances, pourraient constituer des risques réels pour la réputation tant interne qu'externe du Maroc, et sont de véritables défis qu'il serait essentiel de relever ».
Le rapport constate que la réputation du Maroc a connu une certaine amélioration en 2017, comparativement à 2016, en France, au Nigéria, en Chine et en Allemagne. Elle s’est détériorée par contre en Turquie, au Chili, en Inde et en Belgique. La comparaison des résultats de 2017 avec ceux de l'année 2016 révèle unedétérioration de la réputation du Maroc en Turquie pour les attributs liés à la sécurité, à la qualité des produits et services, à la technologie et l’innovation, au système éducatif et à la culture. Les citoyens turcs recommandent nettement moins en 2017 qu’en 2016 de visiter et de vivre au Maroc.
Les personnes interrogées aux Pays-Bas, en 2017, ont un comportement de soutien plus favorable envers l'Afrique du Sud, le Chili et le Mexique, comparativement au Maroc. Ce résultat concerne l'ensemble des comportements de soutien. De même, Les personnes interrogées en Afrique du Sud, en 2017, ont un comportement de soutien plus favorable à l'égard de l’Afrique du Sud que du Maroc et du Mexique. L'ensemble des scores attribués à l’Afrique du Sud sont supérieurs à ceux accordés au Maroc.
Les Marocains sont très critiques envers le système éducatif et le manque de transparence
Le rapport fait remarquer qu’en règle générale, la perception interne est plus positive que la perception externe. Une différence entre les deux réputations, de l'ordre de 10 à 15 points, se dégage dans la plupart des cas. Mais les résultats obtenus apportent, toutefois, des exceptions importantes à cette règle générale. Dans certains pays, comme la Russie, les Etats-Unis et la Turquie, les personnes interrogées ont une perception très favorable de leurs pays, qui se traduit par une différence entre les réputations interne et externe de l'ordre de 40,8 points pour la Russie, de 23,4 points pour les Etats-Unis et de 18,8 points pour la Turquie.
À l’autre extrémité, les citoyens de quatre pays (Espagne, Italie, Afrique du Sud et Brésil) sont très critiques envers leur pays, ce qui se traduit par une différence négative entre les réputations interne et externe.
Les citoyens marocains estiment que les points forts de leur pays résident dans les attributs "Environnement naturel", "Population aimable et sympathique" et "Sécurité". Il convient de rappeler que ces trois attributs sont les piliers les plus importants de la réputation d’un pays. Mais force est de constater, néanmoins, que même si les Marocains sont conscients des points forts de leur pays, ils estiment que ces attributs ne suffisent pas pour forger les bases d'une réputation solide du Royaume, à l'échelle internationale. En effet, 7 parmi les 17 attributs examinés affichent des scores significativement faibles : " Ethique et transparence ", " Environnement institutionnel et politique ", " Bien-être social "," Usage efficace des ressources "," Système éducatif", " Marques et entreprises reconnues " et " Technologie et innovation ". Ils n'atteignent même pas le seuil des 35 points. Pour l’attribut " Technologie et innovation ", le score obtenu se situe à 15,4 points.
Par Bachir Znagui
Rapport "La réputation du Maroc dans le monde en 2017". Réalisé par le "Reputation Institute" en partenariat avec l’Institut Royal des Etudes Stratégiques (IRES)
Attention aux classes moyennes
Auteur : Nathalie Quintane
L’écrivaine française Nathalie Quintane brosse un bref portrait au vitriol des classes moyennes, qu’elle considère comme une menace pour la démocratie.
Les classes moyennes sont, pour Nathalie Quintane, « la classe invraisemblable ». Celle dont le mode de vie et la mentalité vous donnent immédiatement envie de changer d’atmosphère.Alors que les écarts sociaux se creusent entre pauvres et riches, la poétesse et écrivaine se penche sur la classe « du milieu ». Dans ce bref livre, au carrefour du témoignage, de l’étude chiffrée et du pamphlet au ton sarcastique et grinçant, elle s’inquiète du rôle des classes moyennes dans le maintien d’un modèle économique qui s’est avéré dangereux pour la démocratie. Pour contrer leur paupérisation, la logique de l’échange et l’ubérisation leur permettent de continuer à consommer à moindre frais. « Les classes moyennes étaient en train de mettre en place le système de compensation qui permettrait que tout change pour que rien ne change, selon la célèbre formule. »
Elles ont été l’emblème d’une société de consommation qui a triomphé dans les années 1970 et que les pays développés ont exporté dans le monde. Alors que quelques générations plus tôt, les classes moyennes se constituaient par la sortie des champs et des usines et l’entrée dans les bureaux du secteur tertiaire, elles ont bénéficié des grandes vacances et de la culture pour tous. Aujourd’hui elles sont en voie d’effondrement. La « neuroculture » et l’automatisation menacent leurs métiers.Et pourtant, elles ont bénéficié d’un sursis par rapport au prolétariat : « Les classes moyennes ont jusqu’à présent été relativement épargnées car nous avons collectivement décidé de sacrifier les ouvriers à leur sécurité », s’indigne Nathalie Quintane. Pour elle, l’érosion des classes moyennes n’implique pas une perte de démocratie, car ce qu’elles représentent est un contrat social défaillant, tant sur le plan politique qu’économique et culturel.
Un mirage de contrat social
Nathalie Quintane fait dans son titre un clin d’œil au livre quele philosophe anglais John Locke avait remis en 1697 au ministère du Commerce et des Colonies : Que faire des pauvres ?, et précise son propos : « [L’]objectif principal [de ce livre] n’étant pas d’exprimer les états d’âme de la classe moyenne mais, reprenant partiellement la méthode que John Locke appliqua aux pauvres, de parvenir à comprendre, en partant moins de ce que sont les classes moyennes que de ce qu’on se raconte qu’elles sont, en quoi elles concourent (ou non) à l’état déplorable de la société toute entière et peut-être du monde, et comment y remédier rapidement, je poursuivrai le propos en revenant sur la description essentiellement négative qu’on en fait, leur réputation détestable, calamiteuse en ce début de XXIe siècle, lamentable, navrante et pénible. » Et d’ajouter immédiatement cette précision : « Je pense appartenir à la classe moyenne, et par conséquent ce texte est, d’une certaine manière, un produit de la classe moyenne ». Plusieurs pages autobiographiques (autofictionnelles ?) suivent sur son adolescence en banlieue parisienne.
Au-delà du sarcasme, Nathalie Quintane se lance dans une exploration de l’intérieur de ce milieu ambigu : « La classe moyenne n’a pas une existence fiable », d’autant qu’elle se nie et que de 1981 à 2000, on ne parlait plus de la notion de classe. Ce serait un fourre-tout intermédiaire entre pauvres et riches. « La notion de classe moyenne sert encore d’illusion pour un peuple qui a honte de son état ou de déguisement pour certains membres des classes supérieures qui refusent de s’assumer comme tel ». Les premiers chapitres du livre s’attachent à démontrer, par l’absurde, la difficulté à définir les classes moyennes : par le calcul d’un salaire médian (mais « on n’additionne pas des carottes avec des yachts »), par les stratégies d’alliances (poétiquement évoquées par des rimes croisées ou embrassées), par les courbes(en mongolfière, en sablier ou en U).
Plus que les chiffres, ce sontles clichés qui sont les plus parlants. Les classes moyennes se définissent en effet plutôt par leur mode de vie : l’ascension sociale par l’école, malgré le démenti des faits, la possession de biens culturels, la stratégie résidentielle, les loisirs. Son emblème : l’armoire à glace, signe qu’on s’est extrait des classes populaires, véritable « droit de péage » pour accéder à un statut supérieur. D’ailleurs, remarque Nathalie Quintane, « chaque achat est encore obscurément le droit de péage qu’on verse pour se dégager d’une origine sociale toujours trop basse, quand on est de la classe moyenne. Toujours trop basse par rapport à quoi ? » Et d’évoquer les écarts de plus en plus vertigineux entre ce que gagnent certains et le temps qu’il faudrait aux autres pour gagner la même somme.
Mais s’il est un trait qui suscite la colère de Nathalie Quintane, c’est justement la pusillanimité des classes moyennes, leur manque de courage, leur suivisme apathique : « Ne pas être en reste est ce qui motive tout le monde, et dans ce domaine, les plus motivés sont les moyens ».C’est leur mode de vie qui les entrave, ce même mode de vie qui leur fait mettre « leur supposée insuffisante montée – qui n’est que leur trop réelle descente – dans le sablier de répartition des classes sur le compte de la démocratie ». Pour Nathalie Quintane, ce sont eux au contraire qui menacent de l’intérieur la démocratie en tentant de sauvegarder leur position. Du reste, l’expression de leur angoisse prend la forme d’un ressentiment aux relents vengeurs, populistes et racistes – l’écrivaine restitue la litanie édifiante des « ça suffit » et note que « Des ennemis qui s’identifient comme amis de la démocratie ils sont d’autant plus dangereux. »EtNathalie Quintane de conclure : « La fonte des classes moyennes et leur fusion avec le néoprolétariat est bien mieux qu’une chance de salut ou une punition juste : l’ouverture à une autocritique enfin consciente ». Mais que faire des classes moyennes ? Elle laisse la question ouverte…
Par Kenza Sefrioui
Que faire des classes moyennes ?
Nathalie Quintane
P.O.L., 112 p., 120 DH
Identités : de la souplesse !
Auteur : Hassan Rachik
Le dernier ouvrage de Hassan Rachik plaide pour des identités multiples, relatives et non totalitaires.
C’est par une jolie parabole que Hassan Rachik ouvre son dernier livre. Un vieux couple heureux regrette l’harmonie sans faille de ses débuts et consulte un sage, qui leur dit : « Le bonheur, c’est maintenant que vous le vivez, car si vous êtes constamment d’accord sur tout, l’un d’entre vous sera inutile. » Le professeur d’anthropologie à l’Université Hassan II de Casablanca décrypte la notion, à la fois galvaudée et souvent interprétée dans un sens fermé et excluant, d’identité, dont il analyser la dimension idéologique. Hassan Rachik a consacré de nombreux travaux à la notion d’identité collective : tribale, nationale, amazighe, etc. « Jusque-là, les identités étudiées étaient plutôt paisibles », rappelle-t-il, mais à partir de 2005, l’exacerbation d’identités religieuses radicales l’amènent à analyser les notions d’identité dure et d’identité molle (au sens calqué de l’anglais soft, comme dans l’expression « sciences dures / sciences molles »).
Il rappelle que la notion d’identité, qu’elle soit individuelle ou collective, se fonde sur une tension entre similitude et différence. Il s’agit à la fois de s’affirmer comme membre d’un groupe et différent d’un autre groupe. Or, c’est au niveau de l’articulation entre identité individuelle et identité collective que se produit le nœud de crispation, révélateur du niveau de dureté. « Selon cette logique identitaire, un individu qui affiche son appartenance à une communauté est tenu de mettre en veilleuse, de façon intermittente ou permanente, son identité personnelle, c’est-à-dire ce qui le différencie des membres de sa communauté (compatriotes, coreligionnaires). Il est en même temps tenu de souligner ce qui le lie aux membres de sa communauté et les distingue, en tant que collectif, du reste des communautés. » D’emblée, Hassan Rachik place le débat sous le signe de la contrainte qu’exerce le groupe sur l’individu, même s’il nuance : « La portée et l’intensité des similitudes et des différences dépendent du degré d’autonomie et de sujétion (hétéronomie) de l’individu au groupe ». S’il précise dès l’avant-propos que ce degré est largement dépendant des contextes politiques, des réseaux de mobilisation, etc., c’est à la dimension idéologique de l’identité qu’il s’intéresse.« Folles », « meurtrières », « sauvages », les identités collectives, qu’elles soient politiques, religieuses, linguistiques, etc., font en effet l’objet d’instrumentalisation et d’exhibition si violentes que l’individu est menacé d’engloutissement par le groupe.
Pour l’autonomie
Si l’identité a une fonction classificatoire, permettant d’identifier un groupe selon un critère (langue, nationalité, religion…), et des fonctions pratiques, orientantses relations sociales, Hassan Rachik s’intéresse à sa dimension impérative : « elle ne dit pas seulement ce qu’on est mais aussi ce qu’on doit faire ». L’ouvrage procède ensuite par un inventaire des différentes formes d’identité qu’on trouve suite au processus d’idéologisation, « c’est-à-dire [au] passage d’identités implicites et pragmatiques à des identités explicites, exhibées, criées sur les toits ». L’identité univoque (« Être musulman et rien que musulman »), qui « exclut la pluralité et la relativité », est typique d’une « identité assiégée dans un monde où les appartenances identitaires sont de fait plurielles », et d’une idéologie autoritaire. La métaphore du creuset permet de justifier la coexistence de plusieurs identités en affirmant l’assimilation des identités exogènes dans l’identité endogène. C’est le discours de Ali Safi à propos de l’amazighité et de l’islam. D’un autre côté, l’identité cumulative soulève la question du conflit de loyauté. Pour l’illustrer, Hassan Rachik s’appuie sur le film de Youssef Chahine, Saladin, qui met en scène ce conflit entre arabité et appartenance au christianisme. Il cite également Abdelkebir Khatibi, qui notait que « le monde arabe souffre de ce qu’il appelle l’illusion unioniste », c’est-à-dire le hiatus entre une croyance en l’unité et la réalité diverse. Pour Hassan Rachik, la notion d’identité plurielle est « incompatible avec celle de spécificité chère aux idéologies centrées sur un passé culturel ancestral ».
L’auteur aborde ensuite une autre articulation, entre identité prescrite et identité acquise. La première induit héritage et transmission passive, et tend à une « conception substantiviste ». Ce sont les pensées de l’Âge d’or, prônées par les fondamentalistes, les amateurs de pureté et d’intemporalité, qui vont jusqu’à estimer que cette identité doit être intériorisée par l’individu, y compris malgré lui (« Le fils d’un Égyptien est égyptien qu’il le veuille ou non »). Variante relevant de la même logique de négation de la subjectivité individuelle : « traiter d’infidèles, d’impies, d’apostats, des gens qui se considèrent musulmans ». D’un autre côté, l’identité acquise, qui s’inscrit en rupture avec le groupe d’appartenance, est caractéristique des sociétés modernes et dynamiques, permettant à des individus « d’acquérir de nouvelles identités », d’être actif dans ce choix, voire dans leur multiplication. C’est ce que défend Amin Maalouf dans Les identités meurtrières, en plaidant pour le rôle actif de l’individu, créant une combinaison singulière de ses multiples appartenances.
Hassan Rachik s’intéresse enfin à la contrainte produite par l’identité totalitaire, qui « vise à organiser toutes les sphères de la vie en société, familiale, politique, économique, culturelle ». Ainsi du slogan « al-islam kulluh, al-islam wahduh » prôné par Abdeslam Yassine. À l’inverse, l’identité sélective « indique aux gens ce qu’ils sont et ce qu’ils doivent faire à des occasions déterminées et dans des secteurs limités de la vie sociale». Hassan Rachik conclut cet inventaire sur un plaidoyer pour des identités multiples, ouvertes, cumulatives, relatives, choisies, permettant une articulation harmonieuse entre le Je et le Nous. « Le débat public devrait aussi porter sur les formes identitaires et leur compatibilité avec les valeurs que des personnes et des groupes défendent, plaide-t-il. Par exemple : est-ce qu’une conception substantiviste des identités collectives est compatible avec l’autonomie individuelle ? » L’enjeu est de sortir notamment « d’une conception totale du consensus ». Si on est d’accord sur le fond, on se demande si le genre de l’inventaire est le plus efficace dans un but de plaidoyer. Pour aller plus loin sur cette question, l’excellent livre de François Laplantine, professeur d’ethnologie et d’anthropologie, Je, nous et les autres (Éd. Le Pommier, 1999), démonte de façon très efficace, et avec beaucoup d’humour, la dimension idéologique des notions d’identité et de représentation à partir du langage.
Par Kenza Sefrioui
Éloge des identités molles
Hassan Rachik
La Croisée des chemins, 128 p., 70 DH