Une formation si peu professionnelle

La question de la formation professionnelle reste à ce jour au Maroc une question munie de paradoxes. A y réfléchir, elle se présente en affaire élitiste qui s’adresse à un public réduit laissant dehors la grande majorité de la population. Même en termes d’organisation le principal outil national qu’est l’OFPPT reste concrètement à ce jour réfractaire aux prérogatives institutionnelles et politiques du pays. C’est un Etat souverain dans l’Etat du royaume du Maroc !

Éloge du pluralisme

Éloge du pluralisme

Auteur : Jan-Werner Müller

L’essayiste allemand Jan-Werner Müller décortique la notion de populisme et propose des méthode pour faire face à ce mal qui ronge les démocraties représentatives.

 

« Qui, au juste, n’est pas populiste ? », s’interroge Jan-Werner Müller au seuil de cet essai d’une brûlante actualité. Professeur de théorie politique et d’histoire des idées, spécialiste du théoricien nazi Carl Schmitt (Carl Schmitt, un esprit dangereux, Armand Colin, 2007), le chercheur allemand se penche sur ce phénomène qui s’est répandu comme une traînée de poudre aux États-Unis, en France, en Pologne, en Hongrie, en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Turquie, mais aussi, et plus tôt, en Amérique latine. Et de s’interroger sur les critères qui font le populisme, qu’il se réclame de gauche ou de droite. Est-ce la référence au peuple ? Mais « les politiques, en démocratie, ne veulent-ils pas tous – ne doivent-ils pas tous – « prêter attention au peuple » ? » Est-ce cette « politique de l’émotion (ou même une politique « des tripes » » qui les caractérise ? Jan-Werner Müller propose dans ce bref ouvrage une « théorie critique du populisme », qu’il annonce d’emblée comme inextricablement liée à une « théorie de la démocratie ». Ce qui lui permet de clarifier les concepts et de balayer un certain nombre d’idées reçues, dont celles qui verraient dans le populisme l’image de la « démocratie originelle » ou bien un « un « carburant » pour une démocratie libérale où les éléments non démocratique (disons le libéralisme économique) auraient gagné d’une façon ou d’une autre ».

Pour lui, « le populisme est l’ombre portée de la démocratie représentative ». C’est donc un phénomène moderne, qui n’existait pas par exemple à Athènes. La première partie du livre fait le tour de la notion, d’un point de vue théorique. Le populisme n’est pas nécessairement une forme d’extrémisme. « La distinction entre populisme et démocratie ne recoupe pas la distinction entre extrémisme et centre libéral et modéré (quel qu’il soit) ». Il n’est pas non plus réductible à une approche simpliste ni un symptôme d’anti-intellectualisme, pas plus qu’il ne touche que les classes les plus fragiles : « Les vrais déclassés et menacés de déclassement ne votent pas forcément pour des partis populistes ». Jan-Werner Müller insiste sur la diversité des situations qui rendent le concept difficilement saisissable empiriquement. Il souligne ainsi l’existence d’un gender gap en Europe, où le populisme touche surtout les hommes, fait inexistant en Amérique latine. Il insiste aussi sur la perception du populisme, très négative en Europe, puisque compris comme régressif, alors qu’aux États-Unis, c’est « plutôt synonyme de progrès » : « En Europe, le populisme est principalement situé à droite et est bien souvent synonyme d’exclusion, alors qu’aux États-Unis, il est plutôt situé à gauche et associé à un projet d’inclusion de tous ceux que marginalise le capitalisme financier. »

 

« Nous sommes les cent pour cent »

 

S’il est un trait qui caractérise le populisme, c’est son opposition viscérale au pluralisme, qui prend la forme d’une « revendication morale d’un monopole de la représentation populaire ». « Les populistes considèrent que des  élites immorales, corrompues et parasitaires viennent constamment s’opposer à un peuple envisagé comme homogène et moralement pur – ces élites n’ayant rien en commun, dans cette vision, avec ce peuple. » Or, rappelle l’auteur, citant Jürgen Habermas, « le peuple ne se manifeste qu’au pluriel ». Et de critiquer toute approche psychologisante du populisme comme un contresens qui, en plus, rabasserait la politique à une « thérapie de groupe ». De plus, insiste-t-il, « les populistes ne s’intéressent absolument pas à la question de la participation des citoyens en elle-même » : ils s’en prennent non au principe de représentation politique mais aux représentants. Réclamer un référendum ne vise pas à « déclencher un processus de discussion ouvert entre électeurs », mais à « entériner ce qu’eux, populistes, ont toujours reconnu comme étant l’authentique volonté populaire (laquelle, très perfidement, ne serait pas mise en œuvre par la faute d’élites illégitimes guidées par leurs seuls intérêts) » - d’où un style politique « paranoïaque ». Bref, pour employer les concepts rousseauistes, à la représentation symbolique du peuple qui exprime la « volonté générale », le populisme préfère « l’esprit du peuple ».

La seconde partie du livre se penche sur le populisme en pratique. Il n’est pas réductible à une « anti-politique » qui aurait tôt fait de se dissoudre à l’épreuve du pouvoir : « Il est parfaitement possible d’être au pouvoir et de critiquer dans le même temps les élites, en l’occurrence les anciennes élites qui continueraient prétendument de tirer les ficelles en coulisses ». Exemples : Chavez, Erdogan, Kaczynski, etc. Jan-Werner Müller décrypte la praxis du populisme et en tire des leçons. « Celui ou celle qui entend défier efficacement les populistes doit  comprendre et prendre au sérieux cette dimension morale de la vision du monde populiste. Les démocrates libéraux s’illusionnent lorsqu’ils croient que l’argumentation rationnelle est ici efficace et qu’il suffirait également de montrer à quel point les populistes ont recours au clientélisme et à la corruption pour révéler automatiquement l’imposture morale et politique qu’ils représentent. » Dans la dernière partie, il fait le point sur les différentes réponses que les démocrates, notamment européens, ont formulées face au populisme depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Réponse aux critiques portées par les populistes, réflexion sur la crise des institutions ou de la représentation, réflexion sur les questions identitaires… Quoi qu’il en soit, martèle-t-il, « il importe absolument de respecter les règles démocratiques, même si le populisme est tendanciellement anti-démocratique ». Aucune réponse qui adopterait la même prétention à représenter une voie unique ne serait légitime.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace

Jan-Werner Müller, traduit de l’allemand par Frédéric Joly

Premier Parallèle, 200 p., 230 DH


Les Intentions Entrepreneuriales à l’étude

L’édition 2016 de « Global University Entrepreneurial Spirit’s Survey[1] » vient d’être publiée et couvre cette année 50 pays à travers le monde, dont le Maroc (données collectées par une équipe de l’université Abdelmalek Essaâdi à Tanger et Tetouan). Cette étude est réalisée auprès d’étudiants universitaires et est destinée à identifier, comprendre et analyser leurs intentions entrepreneuriales, c’est-à-dire leur volonté de créer leur propre entreprise à l’issue de leurs études.

Daniel Cohen, généalogiste de la volonté de croissance

Daniel Cohen, généalogiste de la volonté de croissance

Auteur : Daniel Cohen

Dans Le monde est clos et le désir infini, Daniel Cohen, économiste de formation et de métier, se fait volontiers philosophe, historien des idées… Et s’il se fait philosophe, c’est d’abord, comme généalogiste d’un Homme, celui de la Modernité.

Comment cette figure, certes des sciences, du discours, se fait-elle jour dans l’univers de la vie. Et, partant, du monde économique ? En se donnant corps et son âme, à une idée maitresse du projet dit moderne : celle de Progrès.

On pourrait, aujourd’hui, sans trop de peine, et non sans ironie, se payer le luxe de battre en brèche cette désormais vieille et, presqu’un peu honteuse notion, le Progrès ! Que signifie-t-elle, encore, dans le monde où nous vivons ?

Plus grand-chose, au fond, depuis que la philosophie qui l’a porta et fût portée par elle, se vit réduite au silence par les grands malheurs du vingtième siècle : colonisations, destructions de sociétés dites primitives, holocaustes, sanglots de l’Homme Moderne, retour des refoulés…

Oui, le Progrès, comme théologie, est mort, pour nous.

Mais, pour que la généalogie de Daniel Cohen soit possible, il convient de dire que c’est bien l’idée de Progrès qui aura permis à l’Occident de devenir la fabrique des désirs. De tous nos désirs d’individus sans lesquels, en vérité, les révolutions techniques, industrielles, n’auraient pas vu le jour. Sans lesquels, - nos désirs de sujets dits autonomes -, l’idée de Progrès n’auraient pas non plus conduit à celle, centrale dans le livre, de Croissance.

Oui, la Croissance, celle dont, habituellement nous parlent les économistes, les gens du chiffres, ne serait rien, au fond, sans la centralité,  inventée, et donnée par la Modernité à l’Homme dont elle considère que le génie est de créer un monde qui soi le reflet de sa génialité largement désirante.

Ainsi la Croissance, comme finalité de toute économie qui se respecte, est-elle, d’abord, fille d’un Homme nouveau, né au XVIIIème siècle, s’accordant à lui-même la centralité en toute chose. Celui dont Descartes disait qu’il était « comme maître et possesseur de la nature ».

Toute la pertinence du Monde est clos et le désir infini consiste, en premier lieu, à rappeler cette dimension, presque démiurgique, au fond, de l’idée de croissance. Et, même si Daniel Cohen ne le dit pas exactement en ces termes, on ne peut, à la lecture, ne pas la voir, émerger en creux.  La thèse d’un Homme Moderne, dont la puissance, certes réflexive et transformatrice mutant en une sorte de volonté de croissance est probablement essentielle, dans la thèse de Daniel Cohen.

Mais si la philosophie s’invite dans ce livre, pour le plaisir du lecteur soucieux de généalogie, il va de soi que le propos de l’auteur, est de rappeler que si la société industrielle a été l’apogée de la rencontre entre la volonté de croître et de faire croître, de l’Homme Moderne, la société dite numérique ne donne, pas en terme de progrès – techniques et économique – le droit de se féliciter des mêmes exploits que la parenthèse industrielle aura permis d’accomplir.

La puissance de manifestation de la croissance, comme volonté, pourrait bien même disparaître, à l’ère de l’économie dite numérique…

Exemple canonique ? L’industrie automobile, prise comme ce que l’on pourrait nommer un fait total… De progrès.

Oui, car l’automobile, si elle porte bien son nom, est bien l’illustration d’un progrès  - pour l’Homme et son autonomie, magnifique victoire sur l’espace et le temps, anciens… Pour l’économie, c’est-à-dire la création de richesses, comme objet susceptibles de créer l’une des plus formidables chaîne de valeur jamais conçue.

Ainsi l’ère post-industrielle qui est la nôtre, produirait-elle, - force Smartphones, réseaux sociaux, le désir perpétué d’un quant-à-soi sans cesse renouvelé, ne capitalisant que les contacts, au fond, plutôt que de créer les maillons d’une chaîne de valeur, désormais rompue. Un monde clos, fait de désirs infinis. Dont la croissance pourrait bien n’être plus que narcissique. Lorsque l’économiste se fait philosophe, il renoue avec une tradition un peu perdue, qu’on a plaisir à retrouver.

 

 

Par : Driss Jaydane

Le monde est clos et le désir infini

Daniel Cohen

Albin Michel, 224 p., 17,90 €


COP22 face au greenwashing : le mensonge vert

Alors que la COP22 démarre aujourd’hui à Marrakech, je remarque dans les nombreuses artères de la ville différents panneaux publicitaires d’entreprises privées faisant, de manière vague et dénuée de toute preuve ou d’actions concrètes, la promotion de la nature et de l’environnement avec des slogans et des logos bien mis en évidence. A non pas douter, ce n’est pas seulement le « temps de l’action » comme le veut le slogan, mais également et toujours le « temps de la communication » qui peut se solder en « temps de manipulation ».

La trahison des politiques

La trahison des politiques

Auteur : Eva Joly et Guillemette Faure

Dans un portrait à charge, Eva Joly et Guillemette Faure décortiquent le système Juncker et appellent à refonder l’Europe.

 

« Sympa », c’est le qualificatif qui revient le plus souvent à propos de Jean-Claude Juncker. Ce petit homme au contact facile, « artiste du montage d’alliances », bon vivant, qui aime blaguer et complimente les dames à l’ancienne est la précieuse « goutte d’huile » dans l’univers gris des institutions européennes. Qu’on ne s’y trompe pas, affirment la députée européenne et ancienne juge d’instruction Eva Joly et la journaliste Guillemette Faure, dans ce livre qui retrace un parcours justement tout sauf « sympa ». « On devrait toujours se méfier des gens qui sur leur biographie accordent plus de place à leurs décorations qu’à leurs accomplissements ». Pour les coauteures, Jean-Claude Juncker est l’incarnation de la « trahison des clercs qui nous gouvernent ». Personne mieux que lui ne représente mieux l’image d’une classe politique complaisante avec les lobbies. Le Luxembourg, dont il a été premier ministre pendant vingt ans, « est un laboratoire de l’impuissance politique, où l’exercice de la souveraineté est laissé, comme nulle part ailleurs, aux soins de l’hyper classe financière ». Président de l’Eurogroupe de 2005 à 2013, président de la Commission euroépenne depuis 2014, éclaboussé par de nombreux scandales financiers, il incarne la crise morale qui brise l’Europe.

Sa longévité politique de 34 ans et ses réalisations témoignent d’une habileté redoutable à établir sa mainmise sur les rouages du pouvoir. Très tôt, il comprend qu’« être originaire d’un petit pays vous fait peser plus lourd politiquement en Europe » et s’impose comme le « chaperon » du couple franco-allemand. Ministre des Finances et du Travail, il criminalise le non-respect du secret bancaire, couvre les rescrits fiscaux que ses services produisent à tour de bras – un rapport le mettant en cause en 1997 sera amputé de la page le concernant. Aux questions gênantes sur sa façon non transparente de gérer, il répond par des menaces à peine voilées. « L’opacité qu’offre le Luxembourg lui a donné une vue plongeante sur des activités peu avouable. Elles lui permettent de faire pression sur tous ceux qui voudraient lui mettre des bâtons dans les roues. » Dérive de plus en plus autoritaire, incapacité à travailler avec des équipes…

En novembre 2014, le scandale LuxLeaks révèle le rôle du Luxembourg dans l’évasion fiscale de centaines de multinationales – un « coup de hache dans la solidarité européenne » selon le vic-e chancelier allemand Sigmar Gabriel, voire un « racket ». En avril 2016, le scandale des Panama Papers, révèle qu’un quart des sociétés écrans en cause ont été crées sur demande d’une banque luxembourgeoise… Jean-Claude Juncker est toujours là. Et les enquêteurs peinent toujours à faire leur travail, car « nombreux sont ceux qui comprennent que leurs destins sont liés à celui de Juncker ». Eva Joly et Guillemette Faure soulignent son cynisme, et son mépris pour les résultats des urnes. « Si c’est oui, nous dirons donc : « on poursuit » ; si c’est non, nous dirons : « on continue » ! », affirmait-il à propos du référendum français sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe. Son argument : la nécessité de faire barrage à la montée de l’extrême droite, nourrie justement par ce type de système.

 

Pour une autre Europe

 

Ce petit livre, au style vif et incisif, est, au-delà du portrait, un plaidoyer contre ce système et pour une réforme de fond du mode de fonctionnement de l’Europe. Les coauteures soulignent, en effet, le hold up de la finance sur la démocratie européenne. Au-delà du manque de solidarité dont le Luxembourg a fait preuve vis-à-vis de ses voisins, sa politique constitue une trahison des valeurs de l’Europe et un renoncement au principe de souveraineté. De plus, ces marchandages pénalisent les citoyens européens : « Du délitement des services de l’État à la mise en difficulté des petites entreprises qui ne bénéficient pas des passe-droits des multinationales ». Et de poursuivre : « Il est d’ailleurs drôle et navrant d’imaginer que le Luxembourg pourrait ainsi être amené à empocher dans l’affaire quelques dizaines de millions d’euros de la part de multinationales qui de toute façon auraient dû déclarer leurs revenus et s’acquitter de leurs impôts dans d’autres pays. Si les pays qui ont organisé le pillage fiscal peuvent récupérer l’argent qui revenait à d’autres, c’est parce que notre cadre légal avait prévu le respect de la concurrence, mais pas, hélas, l’optimisation fiscale. »

Eva Joly et Guillemette Faure jugent urgent une confrontation pour faire naître un nouveau rapport de forces et un nouveau compromis politique, plus social. La lutte contre les boîtes noires et la « bataille pour la démocratie par la transparence » sont leur première proposition pour une Europe assainie. La seconde consiste à protéger les lanceurs d’alertes. En effet, le déséquilibre entre d’un côté les armées de juristes de haut niveau qui ont mis des mois à concocter les montages et les députés insuffisamment formés est flagrant : « Poser les questions justes ne s’improvise pas, il faudrait avoir travaillé les bilans et les résultats des différentes structures emboîtées les unes dans les autres avec l’aide d’un commissaire aux comptes. La plupart des députés n’ont jamais vu de comptes consolidés et n’ont pas de notions fiscales pointues. Les armes sont inégales ». Les lanceurs d’alertes, « ces professionnels dissidents sont parfois les seuls à pouvoir nous dire où regarder ». Ce livre est lui-même une sonnette d’alarme.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Le loup dans la bergerie, Jean-Claude Juncker, l’homme des paradis fiscaux placé à la tête de l’Europe

Eva Joly et Guillemette Faure

Les Arènes, 160 p., 15 €


La Médiocratie, le livre d’un philosophe

La Médiocratie, le livre d’un philosophe

Auteur : Alain Deneault

Cela faisait longtemps qu’un auteur ne nous avait pas directement commandé de faire quelque chose ! C’est fait : Alain Deneault réinvente, dans la Médiocratie, l’Invective aux lecteurs. « Rangez ces ouvrages trop compliqués, - assène-t-il, en premier lieu, car… les livres comptables feront l’affaire. Ne soyez ni fier, ni spirituel, ni même à l’aise, vous risqueriez de paraître arrogant. Atténuez vos passions, elles font peur. Surtout, aucune « bonne idée », la déchiqueteuse en est pleine ».

L’expression veut que ce soit à la fin que l’on sorte sonné, d’un livre. Pas au début. Mais la Médiocratie appartient à cette catégorie, devenue rare, de livres qui d’emblée, nomment leur ennemi. On avance donc dans la Médiocratie comme sur un champ, spécialement miné pour la Novlangue ; un théâtre des opérations où se joue la dernière vraie guerre, celle des mots.

Ainsi Alain Deneault mène-t-il cette guerre comme une véritable bataille dont les rues seraient les interminables rayonnages de bois lustrés des grandes bibliothèques de l’establishment. Là où l’auteur est allé extorquer leurs aveux savamment cachés aux document de première main, rapports de commissions, enquêtes parlementaires, etc. Toute cette littérature supposée n’être que le produit de la distance analytique, d’où serait bannie toute forme de subjectivité, mais qui en vérité écrivent sans cesse le nouveau lexique de la domination du monde.

De fait, la Médiocratie n’est pas un essai écrit par un philosophe du concept, mais philosophiquement et moralement dictée par la volonté de faire jaillir la violence d’apparence objective qui se cache dans le discours des institutions les plus universelles, les plus démocratiques du monde. Tels les universités et leur discours de l’excellence, les institutions entièrement vouées au développement, mais aussi les centres de recherche que l’on dit indépendants.

Car en vérité, qui peut nier que cela soit désormais dans un département d’Economie, payé avec les impôt des démocraties les plus libérales que se préparent les esprits les moins prêts, les moins libres, non plus formés, mais entièrement formatés par les besoins du Marché. Là où l’on trouve des étudiants auxquels on enseigne une essentielle incapacité : celle de lutter contre la dévastation programmée du savoir.

Personne, bien sûr, pour contredire cette nouvelle évidence. Et tout le monde. Car ce désastre, s’il s’apprend sagement, et porte encore le nom d’Education, vaut contre employabilité sonnante et trébuchante. Oui, la puissance d’un capitalisme qui a définitivement rompu avec le Travail est bien qu’il menace, sans jamais être violent. Ne rien dire, donc, si l’on veut une place en entreprise. Quant à ceux qui voudrait être des savants, libres et responsables, qu’ils deviennent plutôt de bons, d’utiles experts et ils jouiront d’une hégémonie presque sans limite.

Oui, l’Expert.  Nouvelle figure, centrale de la médiocratie. L’expert, qui est celui dont la pensée n’est jamais la sienne en propre… Mais bien celle d’un ordre mû par des considérations de type idéologique que ce dernier - c’est là sa seule compétence, outrageusement payée -, se doit de transformer en savoirs purs. L’expert, cet individu qui agit dans un cadre strictement fonctionnaliste. L’Expert, qui n’aime pas ce dont il parle.

Il y a du Nietzche, bien sûr, dans la Médiocratie. Lisez plutôt, on croirait Aurore ou l’Antéchrist : «La principale compétence d’un médiocre ? Savoir reconnaître un autre médiocre. » « Ne produit pas du moyen qui veut. » « La médiocratie ne relève pas de la pure incompétence. On ne veut pas d’incapables. »

Conclusion essentielle de la Médiocratie. Celle-ci procède par transfiguration aussi bien du Savoir, que de la Citoyenneté, de l’Economie, etc. Sa puissance semble désormais être bien supérieure à celle du biopouvoir. Cette presque trop vieille, ou devenue banale discipline des corps. Non, en Médiocratie, c’est bien d’un véritable dressage des idées qu’il est question. Dont la finalité est de convaincre d’une chose : la nécessité de jouer le jeu. Or jouer le jeu, c’est justement ce que les philosophes ne veulent pas faire. Comme Alain Denault.

 

Par : Driss Jaydane

La médiocratie de Alain Deneault

 


Les femmes invisibles

La journée internationale de la fille (le 11 octobre) nous rappelle, si c’est nécessaire, que la situation des filles dans le monde est encore fragile et que l’accès à l’éducation, l’emploi ou les postes de direction reste très inégal.

Cela m’a amené à réfléchir au rôle des femmes dans nos entreprises familiales. Et là, comme ailleurs, la marge de progression est significative.

Se libérer de la dette

Se libérer de la dette

Auteur : David Graeber

Dans une somme magistrale sur l’histoire de la dette, l’anthropologue David Graeber invite à repenser le sens des relations humaines.

 

Qu’est-ce qu’une dette ? « une promesse doublement corrompue par les mathématiques et la violence », conclut David Graeber au terme d’un périple intellectuel qui embrasse 5 000 ans d’histoire humaine sur tous les continents. Un défi que l’anthropologue américain, professeur à la London University et figure de proue du mouvement Occupy Wall Street, s’est lancé après la crise financière de 2008, convaincu que seul un travail comparatif de cette ampleur permettrait de comprendre la rupture historique en cours et de repenser notre perception des rythmes de l’histoire économique. Paru en 2011 aux États-Unis, l’ouvrage s’y est vendu à 100 000 exemplaires, et vient de sortir en français en poche.

Point de départ de sa réflexion : « L’énoncé « on doit toujours payer ses dettes » n’est pas vrai ». Il s’agit d’un énoncé moral et non économique, et l’auteur se fait fort de le remettre dans un contexte historique, où les vainqueurs écrivent l’histoire et dictent leurs lois. Il rappelle combien de pays sont écrasés par le service de dettes illégitimes, contractées par des dictateurs. Et il s’interroge sur la façon dont la monnaie a réussi « à faire de la morale une question d’arithmétique impersonnelle – et, ce faisant, à justifier des choses qui sans cela paraîtraient odieuses ou monstrueuses ».

Le livre se structure en deux grandes parties. La première, constituée des sept premiers chapitres, étudie la question de la dette à la lumière de l’anthropologie – l’auteur rend d’ailleurs un hommage appuyé à Marcel Mauss et à son magistral Essai sur le don. Il s’intéresse d’abord à ce qui sous-tend les échanges humains. Cela l’amène à s’attaquer en premier lieu au mythe du troc. Pour David Graeber, c’est le crédit qui a précédé le troc, et non l’inverse : « La monnaie virtuelle, comme nous l’appelons aujourd’hui, est apparue la première », en raison de la place du temps dans les relations humaines. Il se penche ensuite sur la question des dettes primordiales. Si l’activité principale de l’humanité consiste à échanger des choses, la théorie économique, notamment celle initiée par Adam Smith, minimise le rôle de la politique de l’État. Or « le vrai maillon faible dans les théories monétaires du crédit et de l’État a toujours été leur composante fiscale », relève l’auteur, en s’interrogeant sur le fondement de ce droit. Au-delà d’un achat de service comme en proposent aujourd’hui les États modernes, la relation à l’État s’appuie sur une dimension philosophique plus profonde : David Graeber souligne la synonymie, dans de nombreuses langues, entre le mot dette et ceux qui renvoie à la religion, à la culpabilité. « Le mot « payer » vient à l’origine d’un terme qui signifie « pacifier, apaiser » ». Bref, explique l’auteur, « Nous commençons notre existence avec une dette infinie envers quelque chose qu’on appelle « la société ». C’est cette dette à l’égard de la société que nous projetons vers les dieux. Et c’est cette même dette qui est ensuite due aux rois et aux États-nations. » Au cœur de cette réflexion, c’est donc la question de ce que se doivent ceux qui vivent ensemble. Cela soulève les notions de liberté, d’honneur, de temps, de hiérarchie, de réciprocité, de dignité, des rapports au sexe et à la mort, des formes de violences moralement acceptable (réduire sa fille en péonage pour rembourser ses dettes). David Graeber rappelle que l’esclavage se produit « dans les situations où, sans cela, on serait mort ». Il  puise ses exemples en Mésopotamie, dans la Grèce antique, à Rome, qui a façonné nos institutions en se centrant sur la propriété privée… « Faire l’histoire de la dette, c’est donc inévitablement reconstruire aussi la façon dont la langue du marché a envahi toutes les dimensions de la vie humaine ».

 

Une modalité parmi d’autres

 

Cependant, estime l’auteur, l’échange n’est qu’une des modalités des rapports humains, « parce qu’il implique l’égalité, mais aussi la séparation ». Et de pointer, au terme de ce tour d’horizon philosophique, anthropologique et juridique, le fait que « nous ne savons pas vraiment comment penser la dette ».

La seconde partie du livre fait un tour d’horizon des grands cycles historiques et de la manière dont chaque période a articulé les notions de monnaie, de dette et de crédit. L’Âge axial (800 av. J.-C.-600 ap. J.-C.) a pensé, dans un climat de violence importante, l’essence des pièces de monnaie et le matérialisme, et a vu « l’émergence des idéaux complémentaires des marchés des biens et des religions mondiales universelles ». Le Moyen-Âge (600-1450) a vu ces derniers fusionner, de l’Inde à l’Europe en passant par l’Islam. « La diffusion de l’islam a fait du marché un phénomène mondial, qui opérait pour l’essentiel indépendamment des États, selon ses propres lois internes ». David Graeber y souligne les liens entre finance, commerce et violence, avec l’idée que « le profit est la récompense du risque, », idée consacrée plus tard dans la théorie économique classique « mais très inégalement respectée en pratique ». Ensuite, l’âge des grands empires capitalistes (1450-1971), après les Grandes Découvertes, voit l’essor de la science moderne, du capitalisme, de l’humanisme et de l’État-nation, « la prise de distance avec les monnaies virtuelles et les économies de crédit », bref, le retour aux composantes de l’Âge axial, mais réagencées. Réflexion sur l’intérêt, la condamnation de l’usure… « Toutes les relations morales ont fini par être conçues comme des dettes ». Davie Graeber souligne la criminalisation de la dette et de « toutes les formes restantes du communisme des pauvres », et à remettre en question le discours du capitalisme sur la liberté : pour lui, ce système est fondé sur l’esclavage. « À aucun moment il n’a été organisé essentiellement autour d’une main-d’œuvre libre ». Enfin, à partir de 1971, date à laquelle les États-Unis éliminent le principe de l’étalon-or et qui inaugure une nouvelle phase de l’impérialisme américain, voit l’endettement généralisé, pour des dépenses non somptuaires mais garantissant de « vivre au-delà de la simple survie ». David Graeber évoque l’« immense appareil bureaucratique ayant pour mission de créer et de maintenir le désespoir », et donc de maintenir ce statu quo. Or, rappelle-t-il : « Pendant l’essentiel de l’histoire de l’humanité, chaque fois qu’un conflit politique ouvert a éclaté entre classes sociales, il a pris la forme d’un plaidoyer pour l’annulation des dettes – la libération des asservis et, en général, la redistribution plus équitable des terres. » Et de conclure : le marché ne saurait être la plus haute forme de liberté humaine, et le monde nous doit de quoi vivre.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Dette, 5 000 ans d’histoire

David Graeber, traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise et Paul Chemla

Babel, 672 p., 78 DH


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