COP22 face au greenwashing : le mensonge vert

Alors que la COP22 démarre aujourd’hui à Marrakech, je remarque dans les nombreuses artères de la ville différents panneaux publicitaires d’entreprises privées faisant, de manière vague et dénuée de toute preuve ou d’actions concrètes, la promotion de la nature et de l’environnement avec des slogans et des logos bien mis en évidence. A non pas douter, ce n’est pas seulement le « temps de l’action » comme le veut le slogan, mais également et toujours le « temps de la communication » qui peut se solder en « temps de manipulation ».

La trahison des politiques

La trahison des politiques

Auteur : Eva Joly et Guillemette Faure

Dans un portrait à charge, Eva Joly et Guillemette Faure décortiquent le système Juncker et appellent à refonder l’Europe.

 

« Sympa », c’est le qualificatif qui revient le plus souvent à propos de Jean-Claude Juncker. Ce petit homme au contact facile, « artiste du montage d’alliances », bon vivant, qui aime blaguer et complimente les dames à l’ancienne est la précieuse « goutte d’huile » dans l’univers gris des institutions européennes. Qu’on ne s’y trompe pas, affirment la députée européenne et ancienne juge d’instruction Eva Joly et la journaliste Guillemette Faure, dans ce livre qui retrace un parcours justement tout sauf « sympa ». « On devrait toujours se méfier des gens qui sur leur biographie accordent plus de place à leurs décorations qu’à leurs accomplissements ». Pour les coauteures, Jean-Claude Juncker est l’incarnation de la « trahison des clercs qui nous gouvernent ». Personne mieux que lui ne représente mieux l’image d’une classe politique complaisante avec les lobbies. Le Luxembourg, dont il a été premier ministre pendant vingt ans, « est un laboratoire de l’impuissance politique, où l’exercice de la souveraineté est laissé, comme nulle part ailleurs, aux soins de l’hyper classe financière ». Président de l’Eurogroupe de 2005 à 2013, président de la Commission euroépenne depuis 2014, éclaboussé par de nombreux scandales financiers, il incarne la crise morale qui brise l’Europe.

Sa longévité politique de 34 ans et ses réalisations témoignent d’une habileté redoutable à établir sa mainmise sur les rouages du pouvoir. Très tôt, il comprend qu’« être originaire d’un petit pays vous fait peser plus lourd politiquement en Europe » et s’impose comme le « chaperon » du couple franco-allemand. Ministre des Finances et du Travail, il criminalise le non-respect du secret bancaire, couvre les rescrits fiscaux que ses services produisent à tour de bras – un rapport le mettant en cause en 1997 sera amputé de la page le concernant. Aux questions gênantes sur sa façon non transparente de gérer, il répond par des menaces à peine voilées. « L’opacité qu’offre le Luxembourg lui a donné une vue plongeante sur des activités peu avouable. Elles lui permettent de faire pression sur tous ceux qui voudraient lui mettre des bâtons dans les roues. » Dérive de plus en plus autoritaire, incapacité à travailler avec des équipes…

En novembre 2014, le scandale LuxLeaks révèle le rôle du Luxembourg dans l’évasion fiscale de centaines de multinationales – un « coup de hache dans la solidarité européenne » selon le vic-e chancelier allemand Sigmar Gabriel, voire un « racket ». En avril 2016, le scandale des Panama Papers, révèle qu’un quart des sociétés écrans en cause ont été crées sur demande d’une banque luxembourgeoise… Jean-Claude Juncker est toujours là. Et les enquêteurs peinent toujours à faire leur travail, car « nombreux sont ceux qui comprennent que leurs destins sont liés à celui de Juncker ». Eva Joly et Guillemette Faure soulignent son cynisme, et son mépris pour les résultats des urnes. « Si c’est oui, nous dirons donc : « on poursuit » ; si c’est non, nous dirons : « on continue » ! », affirmait-il à propos du référendum français sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe. Son argument : la nécessité de faire barrage à la montée de l’extrême droite, nourrie justement par ce type de système.

 

Pour une autre Europe

 

Ce petit livre, au style vif et incisif, est, au-delà du portrait, un plaidoyer contre ce système et pour une réforme de fond du mode de fonctionnement de l’Europe. Les coauteures soulignent, en effet, le hold up de la finance sur la démocratie européenne. Au-delà du manque de solidarité dont le Luxembourg a fait preuve vis-à-vis de ses voisins, sa politique constitue une trahison des valeurs de l’Europe et un renoncement au principe de souveraineté. De plus, ces marchandages pénalisent les citoyens européens : « Du délitement des services de l’État à la mise en difficulté des petites entreprises qui ne bénéficient pas des passe-droits des multinationales ». Et de poursuivre : « Il est d’ailleurs drôle et navrant d’imaginer que le Luxembourg pourrait ainsi être amené à empocher dans l’affaire quelques dizaines de millions d’euros de la part de multinationales qui de toute façon auraient dû déclarer leurs revenus et s’acquitter de leurs impôts dans d’autres pays. Si les pays qui ont organisé le pillage fiscal peuvent récupérer l’argent qui revenait à d’autres, c’est parce que notre cadre légal avait prévu le respect de la concurrence, mais pas, hélas, l’optimisation fiscale. »

Eva Joly et Guillemette Faure jugent urgent une confrontation pour faire naître un nouveau rapport de forces et un nouveau compromis politique, plus social. La lutte contre les boîtes noires et la « bataille pour la démocratie par la transparence » sont leur première proposition pour une Europe assainie. La seconde consiste à protéger les lanceurs d’alertes. En effet, le déséquilibre entre d’un côté les armées de juristes de haut niveau qui ont mis des mois à concocter les montages et les députés insuffisamment formés est flagrant : « Poser les questions justes ne s’improvise pas, il faudrait avoir travaillé les bilans et les résultats des différentes structures emboîtées les unes dans les autres avec l’aide d’un commissaire aux comptes. La plupart des députés n’ont jamais vu de comptes consolidés et n’ont pas de notions fiscales pointues. Les armes sont inégales ». Les lanceurs d’alertes, « ces professionnels dissidents sont parfois les seuls à pouvoir nous dire où regarder ». Ce livre est lui-même une sonnette d’alarme.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Le loup dans la bergerie, Jean-Claude Juncker, l’homme des paradis fiscaux placé à la tête de l’Europe

Eva Joly et Guillemette Faure

Les Arènes, 160 p., 15 €


La Médiocratie, le livre d’un philosophe

La Médiocratie, le livre d’un philosophe

Auteur : Alain Deneault

Cela faisait longtemps qu’un auteur ne nous avait pas directement commandé de faire quelque chose ! C’est fait : Alain Deneault réinvente, dans la Médiocratie, l’Invective aux lecteurs. « Rangez ces ouvrages trop compliqués, - assène-t-il, en premier lieu, car… les livres comptables feront l’affaire. Ne soyez ni fier, ni spirituel, ni même à l’aise, vous risqueriez de paraître arrogant. Atténuez vos passions, elles font peur. Surtout, aucune « bonne idée », la déchiqueteuse en est pleine ».

L’expression veut que ce soit à la fin que l’on sorte sonné, d’un livre. Pas au début. Mais la Médiocratie appartient à cette catégorie, devenue rare, de livres qui d’emblée, nomment leur ennemi. On avance donc dans la Médiocratie comme sur un champ, spécialement miné pour la Novlangue ; un théâtre des opérations où se joue la dernière vraie guerre, celle des mots.

Ainsi Alain Deneault mène-t-il cette guerre comme une véritable bataille dont les rues seraient les interminables rayonnages de bois lustrés des grandes bibliothèques de l’establishment. Là où l’auteur est allé extorquer leurs aveux savamment cachés aux document de première main, rapports de commissions, enquêtes parlementaires, etc. Toute cette littérature supposée n’être que le produit de la distance analytique, d’où serait bannie toute forme de subjectivité, mais qui en vérité écrivent sans cesse le nouveau lexique de la domination du monde.

De fait, la Médiocratie n’est pas un essai écrit par un philosophe du concept, mais philosophiquement et moralement dictée par la volonté de faire jaillir la violence d’apparence objective qui se cache dans le discours des institutions les plus universelles, les plus démocratiques du monde. Tels les universités et leur discours de l’excellence, les institutions entièrement vouées au développement, mais aussi les centres de recherche que l’on dit indépendants.

Car en vérité, qui peut nier que cela soit désormais dans un département d’Economie, payé avec les impôt des démocraties les plus libérales que se préparent les esprits les moins prêts, les moins libres, non plus formés, mais entièrement formatés par les besoins du Marché. Là où l’on trouve des étudiants auxquels on enseigne une essentielle incapacité : celle de lutter contre la dévastation programmée du savoir.

Personne, bien sûr, pour contredire cette nouvelle évidence. Et tout le monde. Car ce désastre, s’il s’apprend sagement, et porte encore le nom d’Education, vaut contre employabilité sonnante et trébuchante. Oui, la puissance d’un capitalisme qui a définitivement rompu avec le Travail est bien qu’il menace, sans jamais être violent. Ne rien dire, donc, si l’on veut une place en entreprise. Quant à ceux qui voudrait être des savants, libres et responsables, qu’ils deviennent plutôt de bons, d’utiles experts et ils jouiront d’une hégémonie presque sans limite.

Oui, l’Expert.  Nouvelle figure, centrale de la médiocratie. L’expert, qui est celui dont la pensée n’est jamais la sienne en propre… Mais bien celle d’un ordre mû par des considérations de type idéologique que ce dernier - c’est là sa seule compétence, outrageusement payée -, se doit de transformer en savoirs purs. L’expert, cet individu qui agit dans un cadre strictement fonctionnaliste. L’Expert, qui n’aime pas ce dont il parle.

Il y a du Nietzche, bien sûr, dans la Médiocratie. Lisez plutôt, on croirait Aurore ou l’Antéchrist : «La principale compétence d’un médiocre ? Savoir reconnaître un autre médiocre. » « Ne produit pas du moyen qui veut. » « La médiocratie ne relève pas de la pure incompétence. On ne veut pas d’incapables. »

Conclusion essentielle de la Médiocratie. Celle-ci procède par transfiguration aussi bien du Savoir, que de la Citoyenneté, de l’Economie, etc. Sa puissance semble désormais être bien supérieure à celle du biopouvoir. Cette presque trop vieille, ou devenue banale discipline des corps. Non, en Médiocratie, c’est bien d’un véritable dressage des idées qu’il est question. Dont la finalité est de convaincre d’une chose : la nécessité de jouer le jeu. Or jouer le jeu, c’est justement ce que les philosophes ne veulent pas faire. Comme Alain Denault.

 

Par : Driss Jaydane

La médiocratie de Alain Deneault

 


Les femmes invisibles

La journée internationale de la fille (le 11 octobre) nous rappelle, si c’est nécessaire, que la situation des filles dans le monde est encore fragile et que l’accès à l’éducation, l’emploi ou les postes de direction reste très inégal.

Cela m’a amené à réfléchir au rôle des femmes dans nos entreprises familiales. Et là, comme ailleurs, la marge de progression est significative.

Se libérer de la dette

Se libérer de la dette

Auteur : David Graeber

Dans une somme magistrale sur l’histoire de la dette, l’anthropologue David Graeber invite à repenser le sens des relations humaines.

 

Qu’est-ce qu’une dette ? « une promesse doublement corrompue par les mathématiques et la violence », conclut David Graeber au terme d’un périple intellectuel qui embrasse 5 000 ans d’histoire humaine sur tous les continents. Un défi que l’anthropologue américain, professeur à la London University et figure de proue du mouvement Occupy Wall Street, s’est lancé après la crise financière de 2008, convaincu que seul un travail comparatif de cette ampleur permettrait de comprendre la rupture historique en cours et de repenser notre perception des rythmes de l’histoire économique. Paru en 2011 aux États-Unis, l’ouvrage s’y est vendu à 100 000 exemplaires, et vient de sortir en français en poche.

Point de départ de sa réflexion : « L’énoncé « on doit toujours payer ses dettes » n’est pas vrai ». Il s’agit d’un énoncé moral et non économique, et l’auteur se fait fort de le remettre dans un contexte historique, où les vainqueurs écrivent l’histoire et dictent leurs lois. Il rappelle combien de pays sont écrasés par le service de dettes illégitimes, contractées par des dictateurs. Et il s’interroge sur la façon dont la monnaie a réussi « à faire de la morale une question d’arithmétique impersonnelle – et, ce faisant, à justifier des choses qui sans cela paraîtraient odieuses ou monstrueuses ».

Le livre se structure en deux grandes parties. La première, constituée des sept premiers chapitres, étudie la question de la dette à la lumière de l’anthropologie – l’auteur rend d’ailleurs un hommage appuyé à Marcel Mauss et à son magistral Essai sur le don. Il s’intéresse d’abord à ce qui sous-tend les échanges humains. Cela l’amène à s’attaquer en premier lieu au mythe du troc. Pour David Graeber, c’est le crédit qui a précédé le troc, et non l’inverse : « La monnaie virtuelle, comme nous l’appelons aujourd’hui, est apparue la première », en raison de la place du temps dans les relations humaines. Il se penche ensuite sur la question des dettes primordiales. Si l’activité principale de l’humanité consiste à échanger des choses, la théorie économique, notamment celle initiée par Adam Smith, minimise le rôle de la politique de l’État. Or « le vrai maillon faible dans les théories monétaires du crédit et de l’État a toujours été leur composante fiscale », relève l’auteur, en s’interrogeant sur le fondement de ce droit. Au-delà d’un achat de service comme en proposent aujourd’hui les États modernes, la relation à l’État s’appuie sur une dimension philosophique plus profonde : David Graeber souligne la synonymie, dans de nombreuses langues, entre le mot dette et ceux qui renvoie à la religion, à la culpabilité. « Le mot « payer » vient à l’origine d’un terme qui signifie « pacifier, apaiser » ». Bref, explique l’auteur, « Nous commençons notre existence avec une dette infinie envers quelque chose qu’on appelle « la société ». C’est cette dette à l’égard de la société que nous projetons vers les dieux. Et c’est cette même dette qui est ensuite due aux rois et aux États-nations. » Au cœur de cette réflexion, c’est donc la question de ce que se doivent ceux qui vivent ensemble. Cela soulève les notions de liberté, d’honneur, de temps, de hiérarchie, de réciprocité, de dignité, des rapports au sexe et à la mort, des formes de violences moralement acceptable (réduire sa fille en péonage pour rembourser ses dettes). David Graeber rappelle que l’esclavage se produit « dans les situations où, sans cela, on serait mort ». Il  puise ses exemples en Mésopotamie, dans la Grèce antique, à Rome, qui a façonné nos institutions en se centrant sur la propriété privée… « Faire l’histoire de la dette, c’est donc inévitablement reconstruire aussi la façon dont la langue du marché a envahi toutes les dimensions de la vie humaine ».

 

Une modalité parmi d’autres

 

Cependant, estime l’auteur, l’échange n’est qu’une des modalités des rapports humains, « parce qu’il implique l’égalité, mais aussi la séparation ». Et de pointer, au terme de ce tour d’horizon philosophique, anthropologique et juridique, le fait que « nous ne savons pas vraiment comment penser la dette ».

La seconde partie du livre fait un tour d’horizon des grands cycles historiques et de la manière dont chaque période a articulé les notions de monnaie, de dette et de crédit. L’Âge axial (800 av. J.-C.-600 ap. J.-C.) a pensé, dans un climat de violence importante, l’essence des pièces de monnaie et le matérialisme, et a vu « l’émergence des idéaux complémentaires des marchés des biens et des religions mondiales universelles ». Le Moyen-Âge (600-1450) a vu ces derniers fusionner, de l’Inde à l’Europe en passant par l’Islam. « La diffusion de l’islam a fait du marché un phénomène mondial, qui opérait pour l’essentiel indépendamment des États, selon ses propres lois internes ». David Graeber y souligne les liens entre finance, commerce et violence, avec l’idée que « le profit est la récompense du risque, », idée consacrée plus tard dans la théorie économique classique « mais très inégalement respectée en pratique ». Ensuite, l’âge des grands empires capitalistes (1450-1971), après les Grandes Découvertes, voit l’essor de la science moderne, du capitalisme, de l’humanisme et de l’État-nation, « la prise de distance avec les monnaies virtuelles et les économies de crédit », bref, le retour aux composantes de l’Âge axial, mais réagencées. Réflexion sur l’intérêt, la condamnation de l’usure… « Toutes les relations morales ont fini par être conçues comme des dettes ». Davie Graeber souligne la criminalisation de la dette et de « toutes les formes restantes du communisme des pauvres », et à remettre en question le discours du capitalisme sur la liberté : pour lui, ce système est fondé sur l’esclavage. « À aucun moment il n’a été organisé essentiellement autour d’une main-d’œuvre libre ». Enfin, à partir de 1971, date à laquelle les États-Unis éliminent le principe de l’étalon-or et qui inaugure une nouvelle phase de l’impérialisme américain, voit l’endettement généralisé, pour des dépenses non somptuaires mais garantissant de « vivre au-delà de la simple survie ». David Graeber évoque l’« immense appareil bureaucratique ayant pour mission de créer et de maintenir le désespoir », et donc de maintenir ce statu quo. Or, rappelle-t-il : « Pendant l’essentiel de l’histoire de l’humanité, chaque fois qu’un conflit politique ouvert a éclaté entre classes sociales, il a pris la forme d’un plaidoyer pour l’annulation des dettes – la libération des asservis et, en général, la redistribution plus équitable des terres. » Et de conclure : le marché ne saurait être la plus haute forme de liberté humaine, et le monde nous doit de quoi vivre.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Dette, 5 000 ans d’histoire

David Graeber, traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise et Paul Chemla

Babel, 672 p., 78 DH


Digressions sur la communication électorale

Ecrire, la veille du scrutin, sur des élections ne sert à rien. Les choix sont faits. Les têtes sont saturées. Les chemins sont pavés de feuilles volantes. Le ras-le-bol de tous ceux qui désespèrent est à son apogée.  Et puis, ce n’est ni le temps des bilans ni même celui des pronostics. Personne n’a assez de données ni même de prévisions étayées pour s’y aventurer. Et pourtant, en suivant quelques tendances médiatiques, je me suis dit que cela valait le coup de les mettre côte à côte.

L’effondrement des classes moyennes

L’effondrement des classes moyennes

Auteur : Louis Chauvel

Le sociologue français Louis Chauvel tire la sonnette d’alarme sur la décomposition du noyau des classes moyenne, phénomène ignoré par une pensée postmoderne.

 

Elles formaient le cœur du projet des démocraties modernes. Les classes moyennes sont aujourd’hui en danger et, avec elles, une société « confiante dans sa capacité de transmettre aux générations suivantes un monde en progrès ». Spécialiste de l’analyse des structures sociales et du changement par génération, Louis Chauvel, professeur de sociologie à l’Université du Luxembourg et auteur du remarqué Classes moyennes à la dérive (Seuil, La République des Idées, 2006), propose dans ce nouvel ouvrage une « sociologie d’un monde en déconstruction ». Cet essai, très précis, s’appuie, pour mesurer les phénomènes sociaux, sur diverses lois mathématiques et croise de multiples paramètres. Il est émaillé de graphiques et illustré d’exemples empruntés à l’histoire. Louis Chauvel fait le tour de la question en cinq points.

Tout d’abord, il souligne la reconstitution d’inégalités « vertigineuses ». Loi de Pareto, coefficient de Gini, exemples tirés de la Rome antique et de l’Égypte pharaonique l’aident à établir des ordres de grandeur qui « signalent l’intensité de l’écrasement économique de la base par une verticale qui tend à l’infini ». Un effet de fronde permet par ailleurs de comprendre comment « les changements de forme de répartition qui engendrent des différences sensibles dans la partie médiane de la distribution suscitent aux extrêmes des transformations considérables ». D’où le phénomène du « gagnant-rafle-tout ». C’est aussi ce qui explique le retour en force du patrimoine au détriment du revenu. Le rapport patrimoine sur revenu (ou « le nombre moyen d’années d’accumulation du revenu nécessaire à la constitution du patrimoine »), qui était de 2 ans dans les années 1980 est aujourd’hui de 6 ans. Les ménages devront donc travailler deux fois plus pour acheter le même bien, et l’écart se creuse entre « une classe d’héritiers-rentiers » et ceux qui doivent travailler pour vivre. Cette repatrimonialisation signifie également la reconstitution de modèles dynastiques de familles, donc le retour, selon Max Weber, à un « modèle archaïque, sans avenir dans le capitalisme rationnel ».

Louis Chauvel développe ensuite le malaise des classes moyennes, à leur tour touchées par les difficultés qui ne touchaient jusque-là que les catégories populaires. Le pouvoir d’achat est en baisse. Le chômage menace la sécurité vis-à-vis du lendemain. Les titres scolaires sont dévalorisés, il en faut de plus en plus mais ils sont de moins en moins suffisants à la réussite sociale, tant ils sont peu en adéquation avec des emplois véritables. Une « civilisation de classe moyenne », c’est une société de travailleurs, accordant une protection sociale généralisée, où la sphère politique est contrôlée par des catégories intermédiaires (syndicats, associations), qui œuvrent dans l’intérêt du plus grand nombre, avec un espoir de méritocratie et une croyance dans le progrès, rappelle-t-il. On voit bien les conséquences politiques de l’effondrement de cette civilisation.

Le troisième paramètre qu’analyse Louis Chauvel est la fracture générationnelle. Il insiste notamment sur la gravité des conséquences d’une crise au moment de l’étape de « socialisation transitionnelle ». Celle-ci est marquée par le problème du « rendement socio-économique des titres scolaires ». Louis Chauvel porte un jugement acerbe sur la méritocratie en France, « au mieux l’adéquation de la position acquise et du dernier concours obtenu à l’âge de vingt ans et quelques », bref, une « société de connivence ». Il épingle aussi l’absence de planification à long terme et de réflexion sur l’employabilité des diplômés, qui plonge des générations dans l’impasse. Il souligne d’autre part le déclassement résidentiel et les nombreux facteurs de stress social (conduite à risque, drogues, suicide…).

Le quatrième point porte sur la situation globale de la France dans le monde. Les indicateurs de stabilité dans un monde qui se transforme très vite ne sont pas bon signe, explique Louis Chauvel. « Des années 1960 à la décennie 1980, l’Occident observait le monde de haut, de plus en plus. Depuis, il faut s’habituer à regarder une partie de l’ancien tiers monde sur le côté, voire par-dessous. »

Enfin Louis Chauvel se penche sur le déclassement systémique, c’est-à-dire le cumul, dans une société, de divers déclassements, personnel, par rapport à la génération précédente, scolaire, géographique. S’appuyant sur l’analyse de l’essor de Rome par Tainter, il pose la question de ce que pourrait être une « civilisation soutenable » et appelle à une réflexion sur les conditions du retournement de la tendance au déclassement systémique.

 

Contre le déni

 

Ce livre est avant tout un plaidoyer contre une pensée postmoderne. Louis Chauvel s’indigne de l’aveuglement généralisé face à cette situation. Il s’en prend au « mur du déni » et met en cause tout une génération de chercheurs, historiens, sociologues, etc. « pour qui la notion même de réalité est remise en cause », tant ils préfèrent interroger « les conditions sociales de [sa] construction », au risque de perdre de vue l’objectif : alerter l’opinion sur les phénomènes sociaux. « À l’ère postmoderne du « tout est construit », voire du « tout doit être dé(cons)truit », où un bon mémoire de master s’arrête au point où l’étudiant montre que l’objet étudié est une construction sociale, il est devenu banal de dénoncer l’idée même de réalité. » Or, précise Louis Chauvel, « la nocivité des faits sociaux ne fait que redoubler quand leur réalité est rejetée hors de la conscience sociale ». Louis Chauvel souligne que ce déni est normal dans en période de crise : face à une réalité inacceptable, s’enclenche un processus d’illusion et de « revoilement du monde ». Mais, rappelle-t-il, citant Norbert Elias, « la sociologie est la discipline des chasseurs de mythes ». Et de conclure : « La première urgence est de reconstruire la vérité, comprise comme la correspondance entre le monde des connaissances et celui de la réalité ». Faute de quoi, aucune politique adéquate ne pourra être mise en œuvre pour endiguer le phénomène.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

La spirale du déclassement, essai sur la société des illusions

Louis Chauvel

Seuil, 224 p., 210 DH


La fabrique de l’injustice

La fabrique de l’injustice

Auteur : Irene Bono, Béatrice Hibou, Hamza Meddeb et Mohamed Tozy

Quatre chercheurs en sciences politiques contextualisent la demande de justice sociale exprimée par les Printemps arabes et soulignent le rôle de l’État comme matrice d’inégalité légitime.

 

Les Printemps arabes, une date ? Certes, mais cela n’implique pas une rupture sur tous les plans. Quatre chercheurs en sciences politiques analysent la question de l’injustice sociale au Maghreb et en éclairent les différentes modalités par une réflexion sur la façon dont l’État produit des inégalités et les légitime en fonction des luttes sociales. Irene Bono est maître de conférences à l’Université de Turin et chercheure associée au Centre de recherches Économie, société, culture (CRESC) de l’Université Mohammed VI-Polytechnique de Rabat ; Béatrice Hibou est directrice de recherche au CNRS et directrice adjointe du CRESC ; Hamza Meddeb est chercheur à la Fondation Carnegie et Mohamed Tozy, directeur du CRESC, est professeur aux universités d’Aix-en-Provence et Casablanca. Tous prennent des distances avec les récits se focalisant sur les acteurs ou adoptant des catégorisations comme « mouvements sociaux », « réseaux sociaux », « jeunes », « société civile » ou encore « élites rentières ». Avec les outils de la sociologie historique et  comparée du politique, ils se penchent sur l’injustice sociale dans sa dimension relationnelle : marginalisation, asymétrie, et surtout construction des discours de revendication, des modalités de négociation avec le pouvoir, de l’articulation entre centre et périphéries en termes géographiques mais aussi sociaux. « L’injustice est affaire de perception », soulignent-ils en introduction, en insistant sur leur volonté d’interroger les catégories, les dénominations employées par les acteurs et les personnes rencontrées lors de leurs travaux de terrain.

 

Dimension relationnelle

 

Neuf études composent ce dense essai portant sur le Maroc et la Tunisie. Les auteurs s’intéressent à des questions qui ont été abondamment soulevées dans la presse à propos des Printemps arabes, pour les remettre dans un contexte historique, social et politique plus large.

Ainsi, Irene Bono analyse au Maroc les discours sur la jeunesse comme catégorie d’exclus : dans « La démographie de l’injustice sociale au Maroc : les aléas de l’appartenance nationale », elle se penche sur l’histoire des recensements depuis le protectorat. « La construction de la jeunesse en catégorie de classement des individus s’inscrit dans une conception des activités productives non plus comme source de données, mais comme objectif politique de connaissance de la population » : cela implique de comprendre ce qui est « politiquement pensable » en termes d’immobilisme social ou de mécanismes d’inclusion dans la communauté nationale. Dans « L’emploi comme « revendication sectorielle » : la naturalisation de la question sociale au Maroc », elle étudie la façon dont « la réflexion sur l’emploi a été progressivement vidée de contenus politiques » au fur et à mesure que l’économie était pensée « comme une sphère autonome » depuis les années 1950, d’où « la fragilité des politiques actives pour la promotion de l’emploi ».

Hamza Meddeb, lui, analyse la précarité en Tunisie. « Rente frontalière et injustice sociale en Tunisie » décrit l’économie de la frontière. Contrebande, fraude, sont un modèle de pragmatisme étatique, puisque « la marginalisation des régions frontalières et l’absence de politiques de développement depuis de nombreuses décennies ont transformé ces activités frauduleuses en une véritable « économie de la nécessité » assurant par les marges l’inclusion des laissés-pour-compte et incarnant une forme de « développement par substitution » de territoires paupérisés ». Bref, un « capitalisme des parias » impliquant négociation avec la police et les représentants du gouvernement. Dans « L’attente comme mode de gouvernement en Tunisie », il analyse le comportement des pouvoirs locaux après 2011, tiraillés entre deux conceptions du politique, « celle centrée sur l’établissement d’une démocratie représentative, fondée sur la pratique élective et soucieuse des équilibres macroéconomiques et budgétaires et, d’autre part, une conception populaire du politique, focalisée sur le quotidien, à savoir le droit au travail et l’accès à la sécurité économique ». La gestion de la pénurie d’emplois génère donc du bricolage et des pratiques infantilisantes vis-à-vis des jeunes, pour maintenir une certaine « stabilité dans la précarité ».

Quant à Béatrice Hibou, elle s’intéresse, dans « La formation asymétrique de l’État en Tunisie : les territoires de l’injustice », à la face cachée du modèle de développement sous Benali : données truquées, inégalités régionales, sous-traitance comme « vecteur du renouvellement du gouvernement à distance des régions de l’intérieur », le tout avec une vision centralisée et unitaire de l’État malgré la décentralisation, créant un imaginaire d’extériorité de l’État par rapport à la société. Dans « Le bassin minier de Gafsa en déshérence : gouverner le mécontentement social en Tunisie », elle étudie les problèmes liés au partage de la rente et la « crise de l’intermédiation » qui en découle.

Mohamed Tozy, lui, revient sur « Les enchaînements paradoxaux de l’histoire du salafisme : instrumentalisation politique et actions de sécularisation » : il en décrypte les dogmes et les tendances, portraiture ses principales figures et relève le parallèle entre salafisme et « autoentrepreneuriat », notamment dans le secteur informel.

Enfin deux articles sont cosignés par Mohamed Tozy et Béatrice Hibou. « L’offre islamiste de justice sociale : politique publique ou question morale » relève un paradoxe au Maroc : « les discours du PJD sont majoritairement centrés sur les pauvres, conformément à leur engagement religieux et à leur piété, dans une vision réparatrice de l’injustice qui fait partie des leviers de la rédemption ; mais concrètement, les politiques sociales mises en œuvre par le gouvernement islamiste […] sont principalement dirigées vers la classe moyenne qui constitue leur clientèle politique. » En Tunisie, la « culture de la transaction » correspond à une stratégie pour passer « d’un projet de domination autoritaire à un projet d’hégémonie culturelle ». Dans « Gouvernement personnel et gouvernement institutionnalisé de la charité : l’INDH au Maroc », les coauteurs étudient « la charité entre marché et État », ainsi que les procédés de récupération jusqu’aux Printemps arabes.

En cause partout, le modèle de développement depuis plusieurs décennies, et ses récentes évolutions néolibérales. Un livre qui ouvre de nombreuses pistes de réflexion et de débat, et qui a été écrit avec l’espoir de contribue à penser le changement.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

L’État d’injustice au Maghreb, Maroc et Tunisie

Irene Bono, Béatrice Hibou, Hamza Meddeb et Mohamed Tozy

Karthala, Recherches internationales, 444 p., 27 €


« Islam pride » et « thanatopolitique »

« Islam pride » et « thanatopolitique »

Auteur : Fethi Benslama

Fethi Benslama décrypte à la lumière de la psychanalyse le phénomène de radicalisation au nom de l’islam et ses pulsions sacrificielles.

 

« L’islamisme a été trop souvent traduit dans le langage des théories modernes du politique (l’islam politique), oubliant que sa visée fondamentale est la fabrication d’une puissance ultra-religieuse qui renoue avec le sacré archaïque et la dépense sacrificielle, même si elle use d’adjuvants de la technologie moderne », estime Fethi Benslama. Pour le psychanalyste tunisien, qui enseigne la psychopathologie clinique à l’Université Paris-Diderot, la psychanalyse peut apporter un éclairage pas seulement sur des trajectoires individuelles, mais aussi sur les forces collectives à l’œuvre. L’auteur de La psychanalyse à l’épreuve de l’islam (Flammarion, 2002) et de La guerre des subjectivités en islam (Lignes, 2014) estime en effet qu’il y a des liens entre le psychique et le politique, et pense ceux-ci à la lumière de l’actualité marquée par les phénomènes de radicalisation au nom de l’islam.

La première partie de ce bref et dense ouvrage retrace les dynamiques de radicalisation et pense l’articulation entre savoir et crainte. Fethi Benslama souligne l’importance des technologies de communication pour prolonger la terreur et « nous appliquer l’état de choc du survivant » : « L’association entre une violence aveugle et la volonté de la donner à voir constitue un nouveau franchissement qui fait du meurtre et du suicide une communication et un spectacle ». Il évoque les travaux sur « l’ambigüité morale de la violence », avec le « retournement du résistant en terroriste et inversement », ainsi que les travaux récents décrivant les facteurs de radicalisation : « le contexte social et idéologique, la trajectoire individuelle et subjective, l’adhésion à un groupe radical ». Et il déplore que nombre de travaux fassent l’impasse sur la dimension psychologique voire psychopathologique du phénomène. Pour lui, si la radicalisation n’est plus seulement le fait des classes populaires, l’élément le plus significatif est l’âge des radicalisés : les deux tiers ont entre 15 et 25 ans, donc sont « de jeunes adultes qui se trouvent dans la zone moratoire où la traversée de l’adolescence est susceptible de connaître une extension et un état de crise prolongé. » Un âge où est centrale la problématique des idéaux « à travers lesquels se nouent l’individuel et le collectif, le subjectif et le social dans la formation du sujet », idéaux qui comportent « une radicalité potentielle et explosive, dont les manifestations dépendent des variations individuelles et du contexte sociohistorique ». Pour Fethi Benslama, l’impact de « l’offre jihadiste » s’explique, en plus de « cette « niche écologique » de l’idéal islamiste radical sur les plans démographique, économique, politique et géopolitique », par la psychanalyse. Et de retracer l’avidité d’idéaux d’un sujet qui veut se réinventer, y compris via des conduites ordaliques. Quand l’offre de radicalisation rencontre la demande formulée en état de fragilité identitaire, c’est la « sédation de l’angoisse, un sentiment de libération, des élans de toute-puissance » : « le sujet cède à l’automate » en sacrifiant sa singularité. À la différence de la secte où « l’individu s’assujettit aux fantasmes ou à la théorie délirante du gourou, à son exploitation économique, voire sexuelle », le jihadiste adhère «  à une croyance collective très large, celle du mythe identitaire de l’islamisme, alimentée par le réel de la guerre, à laquelle on lui propose de prendre une part héroïque, moyennant des avantages matériels, sexuels, des pouvoirs réels et imaginaires ». Un mélange de mythe et de réalité « plus toxique que le délire », conclut Fethi Benslama, qui souligne les clefs de voûte de ce mécanisme : séduction narcissique, justice identitaire, dignification et accès à la toute-puissance, repentir et purification, restauration du sujet de la communauté contre le sujet social, effacement de la limite entre la vie et la mort…

 

Désespoir musulman

 

La seconde partie analyse l’offre islamiste pour proposer des pistes de dépassement. Pour Fethi Benslama, « l’islamisme est l’invention par des musulmans, à partir de l’islam, d’une utopie antipolitique face à l’Occident, non sans user d’une partie des créations politiques de ce dernier ». Il conteste en effet la notion d’islam politique, en rappelant qu’« à l’exception de la période de la prédication de Mahomet, et peut-être de quelques-uns de ses successeurs immédiats, la subordination de la religion au pouvoir politique a toujours été la règle » : au contraire, l’islamisme viserait à subordonner le politique au religieux, et même à l’y faire disparaître. Une « sortie du politique par la religion », dont Fethi Benslama retrace l’histoire de la doctrine depuis le choc produit par l’expédition de Napoléon en Égypte et la perte de sens pour les musulmans qui s’est ensuivie. Conséquence de cette histoire sur le plan psychique : le surmusulman, qui fait de la surenchère par rapport à la tradition (« fondée sur l’idée de l’humilité »), pour « manifester l’orgueil de sa foi à la face du monde : Islam pride ». Cette figure attire les délinquants en puissance, désirant « être des hors-la-loi au nom de la loi, une loi supposée au-dessus de toutes les lois, à travers laquelle ils anoblissent leurs tendances antisociales, sacralisent leurs pulsions meurtrières » pour s’en prendre aux ennemis extérieur (l’Occident) et intérieur (le musulman « Occidenté »). Mais loin d’avoir un projet politique, l’action des surmusulmans se place sur le plan de l’espérance religieuse, en procédant par désidentification d’avec l’humanité, en aspirant à la mort et en adoptant des conduites obsessionnelles dont la « fatwa-folie » est significative. Pour Fethi Benslama, ce qui se joue, au-delà des trajectoires individuelles, n’est donc pas l’opposition entre laïcité et religion, mais « la transformation du pacte de la communauté en contrat social ». Une réflexion, elle, politique, qu’il est urgent de mener.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Un furieux désir de sacrifice : le surmusulman

Fethi Benslama

Seuil, 160 p., 15 €


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