Fictions d’entreprise
Pourquoi l’histoire, le récit pour une entreprise ?
Qu’est-ce qu’être jeune aujourd’hui dans la région MENA ? Comment cette population, en devenir, s’insère-t-elle dans la vie économique de la région ? Les jeunes restent-ils à l’écart de l’économie, marginalisés de part leur statut, leur éducation ou les formes d’emploi qu’ils occupent ? Urbains et ruraux vivent-ils les mêmes expériences ?
Pourquoi l’histoire, le récit pour une entreprise ?
Culture, diversité culturelle, deux termes qu’on imagine complémentaires. Pour Driss Jaydane, romancier passionné de philosophie et qui a longtemps travaillé dans le domaine de la communication, c’est loin d’être le cas. Au contraire, la culture et la diversité culturelle s’opposent en tous points. « Diversité culturelle est le nom d’un dispositif cynique relevant de la perversion la plus totale. » C’est « la puissance idéologique, économique, la dose nécessaire de ludique et de spectacle, le déploiement médiatique auquel cet assemblage donne lieu. Ce qu’il produit, comment il procède par accumulation, agrégation, amplification, pour se ramifier et aboutir à une entreprise ayant aujourd’hui « pignon sur Monde ». Le résultat n’étant rien d’autre qu’une froide opération de perversion du sens et à terme, de l’idée même de Culture. Plus grave encore, du principe d’Humanité. »
Driss Jaydane articule son réquisitoire en trois points. D’abord, sa rhétorique « du pléonasme », qui ne fait que montrer ce qui est « déjà là », sans projection aucune dans un idéal. Ce qui a pour conséquence de provoquer d’improbables alliances : « Seule la Diversité Culturelle a réussi l’exploit d’allier Capitalisme et Collectivisme, droite et gauche, puissants et miséreux ». « Et si la Diversité Culturelle n’était autre que cet Homme ? Celui de l’allégorie freudienne ? », s’interroge l’auteur.
Cette question l’amène au second point de son argumentation : la généalogie du concept et ses conséquences. Il évoque d’abord la création de l’UNESCO en 1945. Noble objectif au départ que d’agir pour la paix, pour la dignité humaine, et ce, par « la diffusion de la Culture et de l’Éducation de tous en vue de la Justice, de la Liberté et de la Paix » : « Magnifique, irréfutable idéal désormais mondialisé. Moralement incontournable. Et dont les maîtres mots ne seront plus dès lors que Dialogue entre les Hommes », commente l’auteur, avec ironie. Mais pour Driss Jaydane, le véritable acte de fondation de la notion de diversité culturelle est, plus que la création de l’UNESCO, la Solution finale orchestrant le génocide des Juifs pendant la Seconde guerre mondiale, cette « volonté d’effacement de l’Autre amenée à son terme ». C’est l’événement qui a frappé « d’impuissance morale » la Raison des Lumières : « Comment rester moderne, comment parler, encore, de règle, de loi morale universelle, comment philosopher, comme un moderne, après les camps ? » Pour l’auteur, il y a donc eu après cela nécessité d’une rédemption. Et la forme que celle-ci a prise, celle de la postmodernité, a fait le deuil de l’universalisme. Pire, au nom du pluralisme esthétique, elle a réhabilité tout ce que la raison avait dévalorisé comme primitif, particulier, etc. Un véritable « retour du refoulé ». « La Faute, on l’a dit, est impardonnable… Mais le Festin, lui, est là, qui attend ses convives », s’indigne Driss Jaydane. Pour lui, la diversité culturelle est en effet née de ces « horribles épousailles », de la « négociation menée à huis clos entre l’Histoire et la Mémoire » pour faire oublier par un joli nom le meurtre originel. La diversité culturelle serait une version contemporaine, en quelque sorte, des mythes fondateurs, et elle propose un nouveau culte, celui de la Différence.
Et c’est là le troisième point : l’« émergence de la religion différentielle qui veut que l’Autre, parce qu’il l’est totalement, se doit de le rester dans le regard de l’Homo Occidentalis dont le sanglot n’aura plus à s’entendre, s’il laisse l’Africain, l’Arabe, le Juif, chacun à leur identité ». Une essentialisation des différences d’une part, qui, de l’autre, est incapable de créer des passerelles entre les hommes. En effet, « la beauté des différences est un sport de riches », et les conditions politiques et économiques produisent, plus que de l’admiration, de la haine. Une haine mondialisée par l’Internet… Driss Jaydane conclut que la diversité culturelle « plutôt que de créer du lien, du sens et au fond, de la vie, aura, en vérité, à ce point essentialisé les cultures, qu’elle les aura éloignées les unes des autres, qu’elle n’aura ni cherché, ni trouvé ce qui les lie, et surtout par quoi… »
Or, ce quoi, c’est la culture. Au singulier. Ce qui produit du sens, du lien, qui produit « de l’Avec » et non de « l’à côté ». Ce qui est définitivement du côté de la vie en lui donnant du sens, en répondant aux questions de la mort et de la vulnérabilité. Ce qui, en un mot, est essentiel.
Driss Jaydane livre ici un intéressant pamphlet. Son argumentation procède en retraçant une filiation de concepts, qu’il flanque de majuscules pour leur conférer une dimension allégorique, comme ce qu’on lit dans certains dialogues de Platon. Cependant, on a du mal à le suivre quand cette généalogie tente de s’appuyer sur des explications d’ordre psychanalytique : les références à Freud, à l’angoisse, etc. sont trop rapides pour être convaincantes. Et surtout, on regrette que sa critique de ce que la diversité culturelle a fait émerger de particularismes mette toutes les cultures sur le même plan, et ne tienne pas compte des revendications légitimes de cultures écrasées par des rapports de force historiques, économiques et sociaux. La faute et le festin est un texte ardu à lire, qui s’adresse à des lecteurs coriaces et passionné par ces questions. Mais le livre ouvre d’intéressantes pistes de discussion…
Par : Kenza Sefrioui
La faute et le festin : la diversité culturelle au risque de la culture
Driss C. Jaydane
La Croisée des chemins, 128 p., 70 DH
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Indépendances confisquées par les élites nationales, néocolonialisme aux formes variées, guerre des mémoires etc., « le retour à la souveraineté nationale n’a pas coïncidé avec la démocratisation », constate Pierre Vermeren. L’historien, qui a consacré sa thèse à la formation des élites au Maroc et en Tunisie (La Découverte, 2002), dresse un tableau consternant. « Aucun pays de l’ancien empire colonial n’est développé », les indices de développement humain sont catastrophiques, le tourisme est un mirage qui peine à atteindre les 10 % du PIB et folklorise les sociétés… Mais l’objet de ce livre n’est pas d’inventorier les raisons économiques, par ailleurs bien connues, qui ont poussé aux soulèvements des Printemps arabes. « En 2011, certains analystes, y compris dans les pays arabes, ont présenté ces événements comme la deuxième décolonisation, voire comme la libération des peuples, quand la décolonisation des années 1950 aurait été celle des États », écrit-il. Le choc des décolonisations s’attache, dans une première partie, à décrire « le fiasco des décolonisations françaises ». Une bonne synthèse, très clairement présentée, qui fait le parallèle entre ce qui s’est passé après la Seconde guerre mondiale au Maghreb, en Afrique et en Asie, même si l’on sent que l’auteur est plus familier du premier, où il donne des exemples plus nombreux et plus précis. Il décrit donc la confiscation immédiate des libertés politiques par des régimes autoritaires et liberticides, souvent appuyés sur un parti unique et sur l’armée. Accusations de complot pour décapiter les oppositions, culte de la personnalité, répression des mouvements syndicaux et étudiants qui demeurent les bastions de la contestation, réduction des Parlements à un simple rôle de figuration, sans pouvoir… À ces dynamiques internes, s’ajoute un échiquier politique international dominé par la guerre froide et la volonté d’endiguer le « péril communiste » et plus tard l’islamisme. Pierre Vermeren rappelle la façon dont la France a organisé son action dans ses anciennes colonies, avec les réseaux de la Françafrique. Il cite le témoignage qu’il a recueilli d’un responsable des services de renseignements français, ancien patron du secteur A au SDECE-DGSE dans les années 1970-1980 : « la politique arabe de la France, « c’est la France qui décide, l’Arabie Saoudite qui finance, et le Maroc qui exécute » ». Autre moyen de domination : les plans d’ajustement structurels imposés par le FMI, qui ont détruit les services publics. Bref, « nulle part ailleurs que dans les discours, la France n’a semé des ferments démocratiques et une juste représentation des forces sociales et des talents. » La troisième partie du livre évoque les relations des Français aux anciennes colonies, entre mauvaise conscience et amnésie, entre illusions, mirages médiatiques et propagande, avec les lourds non-dits de la guerre d’Algérie et de l’immigration. Et tant pis pour les peuples, les morts d’Algérie, du Rwanda, ou du Congo, « guerre invisible absolue, qu’aucune technologie n’a jamais relayée, faute d’intérêt » malgré les 6 millions de morts (1994-2003) et 4 millions de déplacés.
L’apport de ce livre consiste moins dans l’analyse des racines économiques, sociales et politiques des Printemps arabes, que dans celle de ses racines culturelles. Pierre Vermeren insiste en effet sur la transformation radicale qu’a imposé le choc colonial aux sociétés colonisées, et notamment à leurs élites : un changement « qu’aucun imaginaire de romancier ne saurait concevoir ». Ce qui a généré au moment des Indépendances « un souffle révolutionnaire venu du sommet de la société ». Or, après les Indépendances, à part l’Indochine et la Syrie qui ont renoué avec leurs cultures, les élites des autres colonies françaises sont devenues francophones, l’écart se creusant avec les peuples. L’auteur souligne les facteurs d’acculturation : école, institutions de la francophonie, fréquentation des fonctionnaires et des élites gouvernementales internationales, modes de vie et lieux de villégiature, diffusion de standards de gouvernance et d’une vision néolibérale de l’économie par le biais d’écoles privées de management ou de sciences politiques… La seconde partie du livre porte sur la domination des anciens colonisés par ces élites tenantes d’un « tiers-mondisme sans scrupule ». Pierre Vermeren montre les mécanismes par lesquels les revendications politiques des populations ont été transformées en « langue de bois » et souligne le décalage entre les discours et la réalité, notamment en ce qui concerne les politiques de récupération de la terre et les politiques d’éducation. Il insiste sur la façon dont les pouvoirs indépendants ont instrumentalisés des cultures archaïques pour maintenir des sujétions interpersonnelles, raboter les fortunes des vassaux. Il souligne l’usage d’idéologies unanimistes pour faire taire les voies dissidentes, les modes de contrôle de l’opinion, la réduction des intellectuels à la servitude ou au silence contraint. À propos de l’Université marocaine, il écrit : « Hassan II a montré son peu d’estime pour cette institution en recourant à des nominations arbitraires au grade de professeur, s’affranchissant de tout académisme. Ce fait du prince a fragilisé les fondements de cette institution en la truffant de professeurs n’ayant pas publié, ou d’intellectuels changés de discipline. » Par ailleurs, ajoute-t-il : « La notabilisation peut être un piège dans une société pauvre, surtout si elle s’accompagne d’une surveillance policière et administrative constante. La sortie du territoire et les participations aux colloques à l’étranger sont réservées à une poignée d’individus sûrs ou dépolitisés, sous l’œil d’une lourde bureaucratisation. Or en Afrique, l’édition, la presse et la plupart des activités intellectuelles ne permettent pas de survivre en dehors des crédits publics, et donc du contrôle de l’État. » Rares, estime-t-il, ont été les voix à pointer ces phénomènes, comme celles de l’Algérien Ferhat Abbas (L’indépendance confisquée, Flammarion, 1984) et de la Tunisienne Hélé Béji (Nous, décolonisés, Arléa 2008).
Si cet ouvrage n’apporte pas particulièrement d’informations inédites, Pierre Vermeren offre une bonne vulgarisation sur plus d’un demi-siècle de politiques qui ont amené à l’élan révolutionnaire de 2011 et à la conscience que le monde était à reconstruire.
Par : Kenza Sefrioui
Le choc des décolonisations – de la guerre d’Algérie aux printemps arabes
Pierre Vermeren
Odile Jacob, Histoire, 336 p., 310 DH
QUEL EST LE MEILLEUR MOMENT POUR DÉCROCHER UN JOB ? Une question qui mérite l’examen, n’est-ce pas ? Eh bien cela est difficilement réalisable au Maroc, du moins en termes de travail reposant sur des données quantitatives fiables, par contre, un site en France, Qapa.fr (pour ne pas omettre de le citer) a eu le mérite réellement de la faire.
« Les sociétés et les économies du XXIème siècle connaissent des mutations notoires aux niveaux institutionnel, environnemental, social, économique et culturel », annonce d’emblée l’économiste Driss Guerraoui. Secrétaire général du Conseil économique, social et environnemental (CESE), il se livre dans cet essai à un inventaire desdites mutations et se propose d’éclairer la question du développement économique et social. La liste est vertigineuse : problème de l’emploi, de la société de rente, de la corruption, de la spéculation ; enjeux économiques avec la difficulté de maîtriser la complexité de l’économie mondiale, de gérer la rareté des ressources, de gérer l’insécurité, de partager les richesses de façon plus équitable et de transformer la gouvernance économique, notamment au sein de l’entreprise, en privilégiant de grands contrats sociaux et en renforçant la protection sociale ; enjeux environnementaux, avec la nécessité de s’orienter vers une économie verte, produisant mieux et plus durable ; enjeux culturels, pour mettre la culture au service de la création de richesse ; la régionalisation, le renforcement de la citoyenneté, la gouvernance des villes ; le défi du numérique dans la production des valeurs et de l’identité ; les questions de sécurité ; les questions migratoires ; les relations avec les voisins, avec le rôle du Maroc en Afrique, l’harmonisation de la législation économique entre le Maroc et l’Union européenne et les relations avec la France… Dans ce vaste ensemble, plusieurs points reviennent, à commencer par la question de la formation et de la crise de l’école et de l’université. Driss Guerraoui propose une rupture avec l’état de fait existant défini par l’économie de rente, un développement porté surtout par l’État, centralisé et centré sur de grands projets, sans concertation et avec peu de considération pour l’environnement et les facteurs culturels, dans une logique sécuritaire et tendant à instrumentaliser la société civile. Il aspire à un modèle fondé sur « la suprématie de la loi, l’égalité des chances, la concurrence loyale et la rationalité productive », une gouvernance responsable et participative, renforçant le rôle des régions, avec un développement durable, appuyé sur une base élargie incluant les TPE, dans le respect des droits humains, « prenant appui sur la valorisation du patrimoine culturel et faisant de la culture à la fois un droit et un levier de développement », et avec une société civile indépendante, véritable contre-pouvoir et force de proposition.
Le discours de Driss Guerraoui reste très classique en terme de doctrine économique et ne remet pas en cause le néolibéralisme ambiant. À propos de l’emploi, il estime qu’il faut « préparer nos jeunes à cette dure réalité qui attend nos économies, à savoir que le modèle économique actuel sera de plus en plus dans une situation d’impossibilité objective de réaliser conjointement la croissance et le plein emploi. » On regrettera qu’il n’explique pas en quoi cette impossibilité est « objective », voire inéluctable, et surtout qu’il ne tienne pas compte des nombreux mouvements dans le monde qui proposent de nouveaux modèles économiques destinés justement à éviter cette situation… Driss Guerraoui est favorable à plus de flexibilité du travail. S’il insiste sur les défis de la formation tout au long de la vie et à plusieurs activités, c’est que pour lui « l’emploi salarié que nos sociétés ont connu tout au long du XIXe et du XXe siècle semble céder le pas à des emplois de plus en plus atypiques (travail saisonnier, travail occasionnel, emploi à contrat déterminé, télétravail, travail à domicile, entreprises virtuelles et auto-emploi) ». Pas un mot sur le fait que ces emplois « atypiques » sont la conséquence des pressions néolibérales pour démanteler le droit du travail et la protection des salariés. « Les systèmes de formation les plus efficaces sont aujourd’hui ceux qui développent des formations fondées sur une flexibilité négociée et concertée, ainsi que sur des modes appropriés de mobilité géographique et sectorielle », ajoute-t-il, sans un mot sur les conséquences humaines et sociales de la mobilité imposée…
Et surtout, ce livre pose un véritable problème de méthode, probablement dû au fait que Driss Guerraoui s’est appuyé, sans les relier de façon convaincante, sur ses chroniques parues dans la presse. D’abord, le sujet est à peine délimité et remis dans son contexte. Le titre annonce une réflexion globale, tandis que la démonstration porte dans l’ensemble sur le Maroc, sans que l’articulation entre ce qui se passe au Maroc et ce qui se passe dans le monde soit clairement démontrée. Le développement du livre se fait par ailleurs sur le mode de l’inventaire, donc de la succession de points. On passe donc par exemple, au sein du chapitre sur les enjeux économiques futurs, d’« Entreprendre en milieu rural » à un sous-chapitre sur le rôle de l’État, de la banque et de la PME où il est question de l’expérience des pays d’Amérique du nord, à un autre sous-chapitre sur « le chômage des jeunes en Méditerranée ». L’ensemble est donc insuffisamment problématisé et argumenté. Plutôt qu’une vision, il expose des trames de programmes à peine ébauchées, tant chaque point est brièvement survolé. Il n’y a pas un paragraphe en effet où l’on ne se demande « lequel ? », « comment ? », « pourquoi ? », « avec quels moyens ? », « dans quels délais ? », tant le propos est général. Driss Guerraoui abuse des listes et des énumérations au détriment de la démonstration, ce qui rend la lecture pénible. Quant à la conclusion, elle est annoncée dès la fin de l’introduction, et on en appréciera l’intérêt : « Notre conclusion principale est que la réalisation d’un équilibre entre la croissance économique, l’équité sociale, la durabilité du développement et la gouvernance démocratique de nos économies et de nos sociétés au XXIe siècle constitue une urgence. Car, si rien n’est fait maintenant, il sera trop tard d’agir demain. » Bref, comme dit le dicton, qui trop embrasse mal étreint…
Par : Kenza Sefrioui
Économies et sociétés du XXIème siècle, réflexions et défis majeurs
Driss Guerraoui
La Croisée des chemins, 208 p., 75 DH
Un collectif de chercheurs et de politiques espagnols décryptent la célèbre série Game of Thrones et y voient une interrogation sur les défis contemporains posés à la démocratie.
Une atmosphère médiévale, des luttes pour le pouvoir, du sexe, de la violence… « D’où vient cet intérêt si grand et si répandu, cette fascination générale (au-delà des différences culturelles) pour une série de fantasy et d’aventure ? », s’interroge le collectif de seize militants, politistes, philosophes, juristes et féministes espagnols à propos du succès de Game of Thrones. La série télévisée, adaptée de l’œuvre du « Tolkien américain » George R. R. Martin, lui même inspiré (comme Shakespeare) de l’épisode de la guerre des Deux-Roses en Angleterre et des Rois maudits de Maurice Druon, a touché en effet non seulement les lecteurs de Shakespeare, mais aussi « les amateurs de guerriers antiques, de dragons et de magie noire, les milieux intellectuels et militants ». Pour le philosophe Santiago Alba Rico, nul doute que leur point commun est une perception du Moyen-Âge, « au sens d’une violente transition entre deux mondes », comme « lieu où se construit et naît notre époque. » Pour Pablo Iglesias Turrion, chercheur et chef de file de Podemos en Espagne, « le scénario de destruction de l’ordre civil et politique présenté par la série, ainsi que la lutte à mort entre une poignée de royaumes pour la conquête du Trône de fer, associé à la menace d’un effondrement civilisationnel, établit un lien direct avec un certain pessimisme généralisé et une conscience latente de la fin de la civilisation occidentale telle que nous la connaissons », surtout dans les pays marqués par la crise depuis 2008. Autrement dit, rien à voir avec un vulgaire divertissement de masse. La preuve par les penseurs convoqués pour en analyser le propos – même si on regrettera que, d’une contribution à une autre, ce sont presque toujours les mêmes scènes et les mêmes phrases qui sont citées. Marx, Platon, Thucydide, Hobbes, Gramsci, Lénine, Fatema Mernissi, Ibn Khaldoun, Naomi Klein, Foucault, Judith Butler… et surtout Machiavel.
De nécessaires affrontements
La première leçon politique qui est discutée est la question de la légitimité : « Pas de légitimité sans pouvoir », estime Pablo Iglesias Turrion. « Sur le terrain politique, il n’y a jamais de place pour la légitimité de manière seulement abstraite, pour une légitimité qui n’aurait pas vertu à se transformer en pouvoir politique alternatif, et, en ce sens, qui n’a pas vocation à disputer le pouvoir. » D’un autre côté, « un pouvoir puissant sans légitimité peut durer des siècles : voilà le véritable drame de la politique. » Les trajectoires de Jon Snow ou de la Khaleesi à l’appui, il réfléchit, avec les philosophes Daniel Iraberri Pérez et Luis Alegre Zahonero, aux relations entre légitimité et légalité, entre pouvoir et chaos, et fait le parallèle avec les tenants du « capitalisme du désastre ». Le politiste Ruben Martinez Dalmau analyse « la légitimité du pouvoir royal » à partir de l’histoire européenne, comme un « processus de construction de la modernité […] contre les modes de production et les types de relation propres au féodalisme », tout en soulignant ses paradigmes de légitimation, comme la religion ou le consentement.
De nombreuses autres questions sont évoquées. Hector Meleiro Suarez, politiste spécialiste de cinéma documentaire, revient sur les notions d’éthique, individuelle et politique, et de raison d’État : il voit dans Ned Stark « l’antithèse du prince de Machiavel ». Chercheur en droit constitutionnel, Eneko Compains interroge les modalités de la déloyauté : terreur, violence et mensonge. Le politiste Ruben Herrero de Castro, lui, analyse la tension entre réalisme et idéalisme : si « Game of Thrones est un jeu de pouvoir et le pouvoir est un élément clé du réalisme classique, qui défend l’idée que c’est la recherche du pouvoir qui meut les protagonistes du jeu », il souligne l’importance de la construction des représentations dans les jeux de pouvoir : le soft power doit être associé au hard power pour donner un « smart power ». Cristina Castillo et Sara Porras analysent les personnages féminins, Daenerys et Cersei surtout, et voient dans la série une « subversion féministe ». Quant aux philosophes Clara Serra Sanchez et Eduardo Fernandez Rubino, ils soulignent la complexité des personnages, qui se construisent en tant que sujets dans leur marginalité sociale, dans la rébellion contre les normes.
Lutte, rébellion, conflit sont au cœur de la série comme de nos préoccupations contemporaines. « Game of Thrones est ainsi une série profondément politique, non au sens où elle montrerait la vérité profonde de toute politique – à savoir sa soumission définitive à la logique du hard power et de la guerre, mais plutôt dans le sens où elle fait apparaître que la bataille politique pour l’instauration d’un ordre précède et détermine les possibilités et les limites de la guerre », remarque le politologue Inigo Errejon Galvan dans « Power is power. Guerre et politique ». Le collectif partage l’idée que la notion de lutte est inhérente au concept de démocratie. Dans « Royaumes ou partis. Les luttes pour le trône dans la démocratie espagnole », la députée Tania Sanchez Meleiro rappelle que « le rejet hégémonique de la lutte de pouvoir est un symptôme de la maladie propre au système politique hérité de 1978 : la sublimation du consensus comme mythe fondateur de ce système ». Or, survaloriser le consensus « sous-tend une conception de la démocratie comme un système qui anéantit la confrontation entre les positions en conflit – alors qu’elle est justement tout le contraire : il n’y a pas de démocratie sans divergences ni luttes de positions. » C’est donc à ne cesser d’interroger le contrat social et le pacte politique qui lie le peuple à ses dirigeants qu’invite clairement le collectif, qui a réussi à retrouver une trace des dragons chez Marx lui même (à propos des marxistes malheureux qui ont « semé des dragons et récolté des puces »). La fantasy agit donc comme un miroir… Concluons, avec le politologue Juan Carlos Monedero : « Ce livre que tu tiens entre les mains, toi, lecteur pressé, renferme beaucoup d’intelligence. »
Par : Kenza Sefrioui
Les leçons politiques de Game of Thrones
ss. dir. de Pablo Iglesias
Post-éditions, 304 p., 21 €