Free your employees

Free your employees

Auteur : Isaac Gets et Brian M. Carney

Un livre passionnant dans lequel métaphores, citations et exemples font le plaidoyer d’une manière de gérer l’entreprise hors du carcan de la bureaucratie et de l’autoritarisme. Liberté and Cie est paru à l’origine en 2009 en anglais, sous le titre : Freedom, Inc. ; sous-titré : Free your employees and let them lead your business to higher productivity, profits and growth. Un tel slogan alors que la crise frappait de plein fouet l’économie américaine et mondiale pouvait paraître extravagant, il n’en fut rien. Bien au contraire, le livre a été, commercialement, un succès.

Traduit en français dès 2012, il a été édité avec comme sous-titre : Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises. Il a connu un accueil favorable, car fondé sur le récit de divers managers relativement connus, mais dont l’histoire de la réussite était méconnue. Il a révélé leur choix peu commun dans le développement de leurs entreprises. Ils sont différents les uns des autres mais ont en partage un autre modèle de gestion qu’ils adoptent sans départir du contexte d’économie de marché. Le livre a été écrit par Isaac Getz, spécialiste en psychologie et management, et Brian M Carney, journaliste à Wall Street Journal, lauréat en 2003 du prix Bastiat du Journalisme, dans la catégorie des affaires commerciales et économiques. Selon ses auteurs, l’ouvrage est le fruit de recherches et de compilations qui ont duré quatre années.

 

Assumer la liberté à l’intérieur de l’entreprise

 

Au départ, les auteurs relèvent combien dans une société moderne vénérant la liberté et prétendant la considérer comme valeur fondamentale, on se trouve en porte-à-faux par rapport à celle-ci, dans le cadre de l’entreprise, noyau économique du même système sociétal. « Oui pour la liberté d’entreprendre ! », disent les patrons capitalistes. Toutefois, l’entreprise, elle, est une structure organisée le plus souvent, selon une hiérarchie, une discipline et un contrôle permanent, il n’y a aucune place pour la liberté en son sein. Le taylorisme et le fordisme lui font peser un héritage navrant, même si aujourd’hui il est largement dépassé aux États-Unis. Mais, les entreprises demeurent un lieu de contraintes et de règles établies.

Serait-ce le prix à payer pour faire des affaires dans le monde moderne ? Peut-on faire autrement ? Ce sont ces interrogations qui ont amené les auteurs à réfléchir sur une nouvelle relation entre l’entreprise et ses employés, et ils affirment que celle-ci existe bel et bien, et que ses résultats sont probants, comparativement aux entreprises qui adoptent un profil de gestion plus conformiste. Les entreprises libérées dans des domaines d’activité allant de la haute technologie, des services, de la finance à l’industrie lourde, ont réussi. Ces sociétés « ont éliminé tous les mécanismes de contrôle et ont réussi à parvenir à un remarquable développement », affirment les auteurs. La liste déjà impressionnante des entreprises qui ont adopté cette option est renforcée dans le livre par un schéma représentatif des secteurs et des entreprises qui ont osé ce défi. Parmi les exemples cités, Harley-Davidson, Sun Hydraulics…

Comment peut-on réussir ? En écoutant les employés au lieu de leur dire quoi faire, en les traitant comme des égaux et non en limitant l’information à travers une hiérarchie dense et opaque. En encourageant une culture dans laquelle les employés prennent des engagements par opposition aux contraintes de l’emploi, les entreprises sont en mesure de libérer leurs employés pour leur permettre d’être plus productifs, loyaux et engagés et pour atteindre, grâce à eux, des bénéfices significatifs et mesurables et, à la clé, une croissance.

Une réflexion à partir de cas d’entreprises

Les idées proposées par les auteurs sont issues d’expériences engagées concrètement par des managers et basées sur les résultats tangibles d’entreprises de pointe. Les principes retenus ne coûtent rien − si le coût est mesuré en termes de ressources financières ou de temps −, la question repose tout simplement sur la conviction que, si les gens peuvent être libres d’agir dans les meilleurs intérêts de l’entreprise où ils travaillent, les résultats seront meilleurs.

Des entreprises aussi diverses que la compagnie d’assurance USAA, Vigneron Sea Caves de fumée, Gore & Associates, le groupe Richardson ont eu la perspicacité et le courage de remettre en question les croyances sur la nature humaine et celle des employés ; leurs patrons ont fait le choix de gérer sur cette base et ont développé des concepts de management fondés sur la liberté de leurs salariés.

L’ouvrage cite notamment l’expérience pionnière de Robert Towsend qui a été l’un des premiers patrons libérateurs et qui avait permis à Avis de sortir de l’état moribond dans lequel elle se trouvait en 1962. Il ne lui a pas fallu plus de trois années pour que l’entreprise devienne un modèle de croissance aux USA. Towsend a publié un livre précurseur en 1970 intitulé Au-delà du management : comment empêcher les entreprises d’étouffer les gens et bloquer les profits ; un livre plein d’aphorismes et de conseils en faveur de la libération des entreprises et des salariés. Un de ses aphorismes déclare : « Mieux on décrira un poste, plus on le figera… La description des postes non seulement coûte cher et exige une révision constante, mais finit aussi par saper le moral de tout le monde ! ».

L’ouvrage cite aussi le parcours fabuleux de Bill Gore et de son épouse. Salariés pour une société de produits chimiques, la société Dupont, ils ont démissionné pour devenir, quinze années plus tard, les patrons d’un groupe industriel important en aéronautique, énergie et électronique. Bill Gore est un de ces patrons libérateurs qui ont porté dans le cœur l’ambition de transformer la réalité du travail. Il avait constaté chez Dupont que lorsque le patron voulait avancer sur un projet important, il constituait une petite équipe dont les membres travaillaient sur un pied d’égalité. Il n’y avait pas de hiérarchie : « Tout le monde bossait, tout le monde mettait ses compétences en commun ». Mais une fois terminée la mission, les uns et les autres reprenaient leur place dans le système de discipline et de hiérarchie en vigueur. De là est née son idée de faire de cette structure collaborative exceptionnelle la structure permanente de son entreprise.

 

Un nouveau paradigme de gestion de l’humain

 

Tout au long des récits de ce livre, puisés à travers des enquêtes de terrain avec les patrons et les salariés, on se trouve face à des principes de gestion qui s’annoncent comme suit :

  • Cesser de parler et commencer à écouter. Ensuite renoncer à tous les symboles et à toutes les pratiques qui empêchent les salariés de se sentir intrinsèquement égaux.
  • Commencer ensuite à partager ouvertement et activement sa vision de l’entreprise pour permettre aux salariés de se l’approprier.
  • Arrêter de motiver les salariés et mettre en place un environnement qui leur permettra de s’autodévelopper, de s’autodiriger et s’automotiver.
  • Rester vigilant. Une vigilance de chaque instant est le prix de la liberté et de sa durée.

Le nouvel ordre instauré n’est pas un lieu de désordre et d’anarchie. Pour assurer une bonne coordination et éviter tout dérapage, l’entreprise chez Gore adopte comme devise quatre principes : liberté, équité, engagement et ce qu’il appelle une « ligne de flottaison ». Concept emprunté au jargon marin et qui signifie une certaine autodiscipline (être ensemble « sur un même bateau »). L’engagement exprime aussi cette autodiscipline. À titre d’exemple, les nouveaux recrus ne sont pas affectés immédiatement à des postes mais choisissent par eux-mêmes, sur la base de leurs compétences et penchants, le volet par lequel ils entendent participer au travail de l’entreprise.

Un autre exemple de gestion cité fréquemment dans ce livre est celui de Zobrist, le patron de FAVI, principal constructeur des pièces des boîtes à vitesse en Europe et dont le parcours a commencé en 1983 par son arrivée au poste de directeur général dans un contexte de crise. La nouvelle expérience a permis de relancer la société et d’assurer une croissance durable ! Zobrist a fondé sa relance sur les salariés et l’élimination du personnel des cadres. « Sans licenciement ni révision de salaires », assure-t-il. Celui-ci a théorisé sa manière de gérer en opérant une classification des entreprises entre le modèle du « comment » et celui du « pourquoi ». Le premier représente une pratique majoritaire où les patrons et leur encadrement se dépensent à travers la hiérarchie à montrer à leurs subalternes comment faire pour parvenir aux objectifs fixés. Le second se limite à expliquer pourquoi l’entreprise agit souvent en vue de la satisfaction des clients ou consommateurs et laissant aux employés le soin de trouver les moyens d’y répondre. Entre ces deux modèles, le premier est coûteux, peu inventif, difficile à transformer, mais relève de la tradition la plus répandue. Le second est peu fréquent mais, en lisant ce livre, on se rend compte qu’il n’est pas si rare, et qu’il fait la gloire des professionnels dans tous les domaines avec une stabilité et une durabilité insoupçonnables, et ce, tout en soulignant qu’il n’est pas unique pour développer la liberté des salariés au sein des entreprises. L’ensemble de l’ouvrage est un récit décrivant des situations et des exemples concrets que des patrons libérateurs ont réussi à faire en se servant de leur créativité et de leur sagesse. Un livre que nos managers feraient bien de lire ! 

 

Par : Bachir Znagui


L’entreprise familiale : L’humain au coeur de l’aventure

L’entreprise familiale : L’humain au coeur de l’aventure

Forme dominante des entreprises au Maroc et dans le monde, l’entreprise familiale interpelle tout autant les gestionnaires que les sociologues ou les psychanalystes. Ainsi, s’interroger sur la dimension humaine au sein des entreprises familiales revient à se pencher sur les individus qui les composent, leurs caractéristiques et leur position au sein de l’unité économique et au sein de la famille.

Ubérisation accélérée

J’ai écrit ce blog au début de l’été dernier,  je pensais alors  qu’Uber n’a pas mis pied au Maroc encore, mais ce n’était pas le cas , dès le mois d’aout j’apprenais que des syndicats de Taxis à Casablanca déclaraient leur grogne contre cette concurrence illégale  et que la wilaya de la même ville annonçait pour sa part que les activités en cours d’Uber au Maroc étaient non conformes à la loi. Depuis, la polémique et les protestations sur ce dossier ne cessent de se propager chez nous aussi. Ci-dessous l’intégralité de mon texte initial 

Edito 26: Demain, l’entreprise démocratique ?

Le sociologue Alain Touraine, qui vient d’annoncer au monde, tel un oracle, la fin des sociétés déclare à Economia : « Les entreprises devront apprendre à devenir démocratiques ». Voilà qui va à l’encontre de ce qu’on prenait jusque-là pour une lapalissade : « Les entreprises, nous dit-on depuis des décennies, ne sont pas des entités démocratiques ».


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L'humain dans l'entreprise, une entreprise humaine !

Les regards portés par les sciences humaines sur les lieux du travail et sur les liens qui se créent entre humains par le travail, à l’intérieur et en dehors de l’entreprise, permettent de saisir les diverses tensions à l’œuvre, que les procédures managériales à elles seules ne parviennent pas à cerner.

A parts égales[1]

L’entreprise familiale est au coeur du dernier roman de Joanna Trollope, auteur britannique contemporain, dont le titre original ne trompe pas. « Balancing Act » ou comment équilibrer sa vie de famille et sa vie professionnelle, quand l’entreprise c’est la famille, et la famille c’est l’entreprise !

Qu’est-ce que le clientélisme ?

Qu’est-ce que le clientélisme ?

Auteur : Hélène Combes et Gabriel Vommaro

Hélène Combes et Gabriel Vommaro analysent les évolutions du concept de clientélisme et de ses différents usages, au carrefour du politique et de l’économie morale.

 

Une société démocratique, ce serait d’une part un « État légal-rationnel (selon la typologie wébérienne) », c’est-à-dire universel et anonyme, dépassant les formes de politiques « traditionnelles », et d’autre part, l’avènement de « l’individu-citoyen émancipé des rapports de dépendances et d’interconnaissance », bref, l’inverse de ce qu’on entend communément par clientélisme. Or, montrent Hélène Combes et Gabriel Vommaro, cette définition est bien trop schématique. Les deux chercheurs en sciences politiques se penchent sur la question de la relation entre les rapports personnels et les relations politiques et proposent une relecture riche et stimulante de la notion de clientélisme. Celle-ci, « au cœur de luttes de délégitimation » et « difficilement dissociable de sa portée morale », est au carrefour de nombreux travaux dans diverses disciplines : anthropologie, sociologie, sciences politiques, et même histoire.

Sociologie du clientélisme retrace l’histoire intellectuelle du concept, depuis les travaux d’anthropologues marxistes et évolutionnistes comme Éric Wolf ou George Foster dans les années 1940, jusqu’aux récentes études du vote bying. Ils rappellent que c’est d’abord dans les sociétés dites primitives qu’ont été étudiées les relations interpersonnelles, avant que les chercheurs ne se penchent sur les sociétés méditerranéennes (en Espagne, en Italie et en Grèce notamment), puis que la science politique ne s’approprie la notion de clientélisme dans les années 1970. Une des principales interrogations des chercheurs de l’époque était l’articulation entre clientélisme et modernisation : « Dans la littérature dominante, le clientélisme est simultanément considéré comme la conséquence et la cause du sous-développement. Une conséquence, car on le rencontre généralement dans des économies de subsistance où une minorité – les patrons – contrôlent des ressources vitales pour le plus grand nombre – les clients. Mais le clientélisme est aussi à l’origine du sous-développement car les patrons ont tout intérêt à maintenir le statu quo et utilisent ainsi leur pouvoir d’intermédiation pour faire obstacle au progrès. » La question du rapport à l’État et à l’administration publique a aussi été posée, ainsi que son corollaire : la corruption. Dans une certaine littérature scientifique autour du concept de clientélisme, résument Hélène Combes et Gabriel Vommaro, il y aurait donc d’une part des États centralisés, « favorisant l’accès méritocratique à l’appareil administratif », et de l’autre des États décentralisés où priment les relations personnalisées, « où l’appareil administratif n’arrive pas à s’implanter de manière homogène sur l’ensemble du territoire et où les élites locales « placent » leurs partisans dans l’administration. » Pas si simple, surtout aujourd’hui… Les auteurs rappellent que la notion de clientélisme a connu un nouvel essor dans les années 1980, à la faveur des programmes internationaux de lutte contre la pauvreté, qui mettaient en avant les notions de gouvernance et de transparence, et insistaient sur le rôle de la société civile dans l’empowerment des pauvres. Hélène Combes et Gabriel Vommaro regrettent, dans l’analyse de ces phénomènes, un certain « triomphe du modèle de l’homo oeconomicus » dès les années 1990, comme angle d’approche par trop limité.

 

Démultiplication de l’offre politique

 

Au contraire de ces lectures normatives, les deux auteurs adoptent une démarche comparatiste, dont le fil conducteur est l’existence de rapports politiques personnalisés, entre acteurs à ressources inégales, avec des échanges de biens, mais dans différents contextes (Japon, Italie, Argentine, Mexique, France, États-Unis) et à différents moments (transition démocratique, accès au suffrage universel, « vieilles démocraties » …). Dans un premier temps, ils reviennent sur le schéma relationnel entre patron ou boss – figure qui a inspiré de nombreux films –, client, et intermédiaire. Ils rappellent combien la figure de ce dernier est essentielle, mais aussi combien récente est l’attention portée à la parole du client. Longtemps perçus comme « des acteurs à faibles ressources, subissant des rapports de domination dont ils n’ont pas vraiment conscience – ou dont ils ont une conscience déformée par une « culture incivique » ou par un « familiarisme amoral » ». Ils notent également que souvent, les classes moyennes ne sont pas partie prenante des relations clientélaires et sont celles qui les dénoncent.

Le cœur du livre porte sur la perception du clientélisme. D’ailleurs, de nombreux encadrés font référence à des films, des romans et des séries, qui soulignent justement combien le phénomène a infusé dans la société et interpelé les artistes qui en ont reflété dans leurs œuvres la complexité. Au final, Hélène Combes et Gabriel Vommaro soulignent la nécessité d’envisager le clientélisme à la lumière de l’environnement social, économique et politique global. « La notion d’ « économie morale », empruntée à l’historien Edward P. Thompson, permet de comprendre comment s’organisent les principes de perception et d’appréciation émiques de ces phénomènes, et notamment de mettre au jour le sens de la justice qui les sous-tend. » D’autant que depuis les années 1980, l’heure est à la décentralisation administrative, ce qui a pour conséquence la multiplication des interlocuteurs, l’absence de monopole et donc la possibilité de mettre fin à la relation de clientèle pour en choisir une perçue comme plus avantageuse, donc la possibilité de négocier, ce qui nuance la notion de domination liée à celle de clientélisme. Celui-ci, concluent les auteurs, « existe dès l’instant où il est nommé, c’est-à-dire lorsque, dans une situation donnée de lutte politique et/ou d’expertise, certains répertoires et liens politiques sont perçus comme relevant de logiques d’échange inégal, mettant en jeu et en circulation des ressources réputationnelles » : il a donc une dimension performative. Pour mieux le cerner, il est donc essentiel d’abandonner des grilles de lectures normatives pour saisir la réalité dans toutes ses nuances.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Sociologie du clientélisme

Hélène Combes et Gabriel Vommaro

La Découverte, Repères, 128 p., 10 €


Des aléas si peu favorables

Baisse du taux d’activité au niveau national pour toutes les catégories de population et surtout les jeunes, voilà ce qui ressort des dernières statistiques du HCP en matière d’emploi. La parade officielle du gouvernement à ces données, on la connait depuis quelques mois ; elle s’étale sur plusieurs registres, dont l’augmentation du nombre des bénéficiaires d’une formation qualifiante, l’extension des programmes de l’Anapec et puis l’auto emploi et le développement du travail social.

 

Repenser la croissance

Repenser la croissance

Auteur : Daniel Cohen

L’économiste français Daniel Cohen analyse la notion de croissance à l’aune de l’évolution de l’humanité et invite à en ré-envisager la définition.

 

« La croissance économique est la religion du monde moderne », s’alarme dès les premières lignes Daniel Cohen. L’auteur de La prospérité du vice, une introduction (inquiète) à l’économie (Albin Michel, 2009) et de Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux (Albin Michel, 2012), qui dirige le département d’économie de l’École normale supérieure et a cofondé l’École d’économie de Paris, estime en effet que la notion de croissance est omniprésente dans le discours contemporain touchant à l’économie et surtout qu’elle n’est pas assez interrogée. Or cette façon d’aborder la croissance comme « l’élixir qui apaise les conflits, la promesse du progrès indéfini » occulte une question fondamentale : « que deviendra le monde modernité si la promesse d’une croissance indéfinie est devenue vaine ? » Car, comme l’indique poétiquement et très justement le titre du livre, les ressources dont l’homme dispose sont limitées et la quête de la prospérité matérielle va achopper tôt ou tard sur cette réalité. Keynes, estime Daniel Cohen, « avait parfaitement prévenu la prospérité à venir, mais totalement échoué à prédire ce que nous en ferions. Après beaucoup d’autres, il n’a pas mesuré l’extraordinaire malléabilité du désir humain, prêt à consumer toutes les richesses lorsqu’il s’agit de trouver sa place dans le monde ». Il est donc urgent de reconsidérer la croissance comme un moyen au service d’une fin, qui doit faire l’objet d’une réflexion en profondeur à l’heure où le numérique « installe un modèle productif à « coût zéro » », où la machine remplace le travail humain et pressure les consommateurs.

 

Le progrès oui, mais lequel ?

 

Pour envisager ces défis, Daniel Cohen resitue la notion de croissance par rapport à celle de progrès, et les aborde par le biais de l’histoire longue. « La croissance est une idée neuve, qui ne date que des deux derniers siècles », rappelle-t-il. La première partie retrace l’évolution de l’humanité depuis l’homo sapiens et sa structuration par l’invention de l’inceste, de l’agriculture, du pouvoir, de la monnaie, de l’État, mais aussi de l’histoire, des notions de liberté, de morale, ainsi que des révolutions scientifiques. Ainsi la croissance économique moderne serait « le produit d’une longue maturation, dans l’espace et le temps, de l’histoire humaine ». Car avant 1750, la croissance du revenu par habitant n’existait quasiment pas. Puis fait décoller les chiffres de la croissance : 0,5 % au XVIIIème siècle, 1 % au XIXème, 2 % au XXème, accréditant les thèses expansionnistes de la « croissance endogène », pour qui « un mécanisme autocatalytique est désormais à l’œuvre entre la richesse et la croissance de celle-ci ».

Or aujourd’hui, la révolution numérique fait que, selon l’étude de Carl Benedikt et Michael Osborne de 2013, 47 % des emplois seraient menacés, c’est-à-dire tout ce qui est routinier et ne requiert pas d’intelligence créatrice, sociale ou affective. De plus, « la société de l’information crée une économie de la réputation qui fait monter de manière disproportionnée la rémunération de celui qui est considéré comme le meilleur. […] Aux deux bouts du monde de l’emploi se crée une formidable asymétrie : les salaires vont en haut et les emplois vont en bas. C’est le milieu, la classe moyenne, qui disparaît. L’idéal démocratique qu’elle est censée incarner en est profondément marqué. » Enfin, relève Daniel Cohen, dans les pays avancés, la croissance ne cesse de reculer. « Alors qu’il avait fallu près d’un siècle pour assécher le potentiel de croissance des deux révolutions industrielles, il est possible que, cette fois, le potentiel de la révolution informatique s’épuise beaucoup plus rapidement ». Si de 1880 à 1940, le monde a changé de visage, cumulant la productivité agricole et le relais de la productivité industrielle, la révolution numérique ne provoque pas de telles transformations. La montée des inégalités de salaire et du patrimoine financier fait du capital une force destructrice. Dans les pays les plus peuplés, en revanche, les conséquences démographiques et économiques dues aux changements de mentalité génèrent une croissance forte. Dans ces conditions, le modèle économique occidental devient une menace pour la conservation de la planète : « L’une des causes des problèmes alimentaires du monde tient au fait que désormais la nourriture et le carburant sont en compétition pour les terres arables. » Il est donc essentiel de changer d’approche et, après une première phase de changement d’échelle puis une phase d’accélération, de passer à une phase de prise de conscience.

La troisième partie invite donc à repenser le progrès et à rompre avec une pensée holiste et individualiste, pour renouer avec l’élan humaniste qui était celui de l’Europe de la Renaissance et qui a été brisé par la société industrielle. Daniel Cohen rappelle que les besoins sont toujours relatifs et, citant Freud et René Girard, se penche sur la notion de désir, sur la quête du bonheur et sur la crise morale et politique des sociétés occidentales. Pour construire la société postindustrielle sans violence, il propose avec Edgar Morin de « renverser l’hégémonie du quantitatif au profit du qualitatif, en privilégiant la qualité de vie » et en rappelant qu’« une société ne peut progresser en complexité, c’est-à-dire en liberté, en autonomie et en communauté que si elle progresse en solidarité. » Cette transition, capable autant que la transition démographique de changer la face du monde, est la seule à même d’éviter un désastre écologique et humain. Une réflexion large et stimulante.


Par : Kenza Sefrioui

 

Le monde est clos et le désir infini

Daniel Cohen

Albin Michel, 224 p., 17,90 €


Pistes pour une montée en puissance de l’économie marocaine

Pistes pour une montée en puissance de l’économie marocaine

Auteur : Pierre-Richard Agénor et Karim El Aynaoui

Sur la première décennie du 21ème siècle, le Maroc a poursuivi une stratégie basée fondamentalement sur l’expansion de la demande intérieure, particulièrement au niveau des investissements publics. Mais un certain nombre d’indicateurs suggèrent que celle-ci a atteint aujourd’hui ses limites. Le Maroc doit repenser et reformuler sa politique économique et élaborer désormais une nouvelle stratégie.

L’OCP Policy Center, Think tank marocain initié depuis quelques années grâce à la démarche du premier opérateur national, vient de publier un rapport sur les éléments qui devraient composer la stratégie de croissance à l’horizon 2025 pour le Maroc. Ce Think tank est en soi et par son existence, un outil important, car il participe à combler- ne serait-ce que partiellement- le déficit en matière de réflexion, de recherche et d’observation des stratégies économiques et du débat économique dans le pays. La réalisation de cette étude a été faite par deux chercheurs et économistes suffisamment bien outillés, Pierre-Richard Agénor (Université de Manchester –Royaume Uni) et Karim El Aynaoui (économiste, OCP et DG du Policy Center). A travers une analyse bien documentée et argumentée, l’ouvrage propose les éléments d’une nouvelle stratégie de croissance, sa quantification, son impact sur l’emploi ainsi que les conditions de sa mise en œuvre.

 

Pour accéder à l’économie de l’innovation 

 La nouvelle stratégie proposée se donne pour objectif final d’accélérer la transition de l’économie marocaine vers le haut de la frontière technologique mondiale, afin de mieux se positionner dans les chaînes de valeur mondiales et de se préparer à affronter la concurrence sur les marchés internationaux à forte intensité de main-d’œuvre qualifiée et d’intrants technologiques. En parallèle, à travers cette stratégie, le pays devrait retrouver des marges de compétitivité dans les activités à faible intensité de qualification, notamment dans le secteur manufacturier léger.

Cette vision stratégique s’accompagne dans le rapport d’une série de recommandations à court et moyen termes, notamment au niveau des orientations de la politique économique. Quatre raisons fondamentales expliquent selon les auteurs du rapport pourquoi l’économie marocaine se trouve à une étape cruciale de son évolution.

  1. Le « déplacement vers l’est » des pôles de la croissance mondiale, avec notamment l’émergence de la Chine comme deuxième économie du monde. Le risque pour le Maroc est de se retrouver « pris en tenaille » entre deux catégories de pays,  les uns à faible revenu en croissance rapide, bénéficiant d’une main-d’œuvre abondante et bon marché, les autres  à moyen revenu plus larges, capables d’innover suffisamment rapidement pour se déplacer vers le haut de la frontière technologique mondiale.

2)     L’économie marocaine connait une montée continue des déséquilibres macroéconomiques, tant sur le plan budgétaire que sur celui de la balance des paiements, une perte de compétitivité, liée à l’appréciation du taux de change réel et une hausse des coûts salariaux, et un chômage persistant. La performance du Maroc en matière de croissance au cours de la décennie passée a eu pour principale source l’expansion de la demande interne et des ratios d’investissement public élevés.

 Les limites de la stratégie actuelle de croissance sont exacerbées par la nature du régime de change, qui contribue à détériorer la compétitivité du Maroc et freine sa capacité à diversifier la gamme de produits exportés par le pays, tout en encourageant les importations, aggravant le déficit du compte courant de la balance des paiements, et favorisant la désindustrialisation à moyen et long termes. 

3/En dépit de la performance favorable en matière de croissance durant les années 2000, le taux de chômage reste obstinément élevé, particulièrement pour les jeunes et les travailleurs qualifiés. À cela s’ajoute une trop grande inadéquation entre le type de compétences produites par le système éducatif et celles nécessaires pour passer à un régime d’innovation, afin de mieux s’insérer dans les chaînes de valeur mondiales,

4) Le cadre de politique macroéconomique doit permettre une réponse opportune aux chocs externes. Pour cela  le champ d’instruments utilisés par la banque centrale doit être élargi de manière à inclure une nouvelle panoplie d’outils macro prudentiels de gestion des risques émanant du secteur financier, articulée et coordonnée avec les impératifs traditionnels de la supervision bancaire et de la politique monétaire.

 

Recentrer la politique budgétaire sur le développement d’un secteur privé compétitif  

Sur le plan de la politique budgétaire, les auteurs du rapport préconisent trois piliers :

1) favoriser un regain de compétitivité à court terme, en adoptant un certain nombre de mesures visant à réduire les coûts de production dans les secteurs à forte intensité de main-d’œuvre et à poursuivre les efforts d’amélioration de la qualité de cette dernière ;

2) promouvoir l’activité privée dans les secteurs de production qui permettront au pays d’accélérer sa transition vers le haut de la frontière technologique mondiale et d’entrer en concurrence sur les marchés internationaux de biens et services à forte intensité technologique et en main-d’œuvre qualifiée, tout en améliorant son positionnement dans les chaînes de valeur mondiales ;

3) repenser le rôle que l’État doit jouer pour faciliter cette transition, notamment en matière d’incitations aux agents privés à investir, sous forme de services publics qui permettraient d’accroître la productivité des facteurs de production privés dans les secteurs d’activités stratégiques, et en termes d’appui à une stratégie d’intégration régionale.

Pour atteindre ces objectifs fondamentaux, le nouveau cadre de croissance économique devrait inclure selon les auteurs, les éléments-clés suivants :

  1. Une composition plus adéquate des dépenses d’investissement public entre l’infrastructure de base (routes, énergie, systèmes de télécommunications de base, eau et assainissement) et l’infrastructure avancée (technologies de l’information et de la communication avancées), ainsi qu’une meilleure répartition du capital public entre les régions du pays.

Cette réallocation des dépenses d’investissement en infrastructure est essentielle pour favoriser un ajustement des structures de production, c’est-à-dire un passage d’activités intensives en main-d’œuvre non qualifiée, basées sur l’imitation – ou l’adaptation limitée – de produits étrangers et reposant sur des technologies importées, vers des activités intensives en main-d’œuvre qualifiée, basées sur l’innovation nationale. Ces dernières nécessitent un accès rapide à l’information pour exploiter les opportunités offertes par de nouveaux marchés et favoriser le développement de réseaux internationaux de connaissance.

Le Rapport préconise également la création d’un programme public à l’instar de STARTUP-Chile, qui viserait à attirer de jeunes entrepreneurs talentueux en provenance du monde entier, en particulier du Moyen-Orient et des pays à faible croissance en Europe.

 Un tel programme offrirait des subventions temporaires et comprendrait des mesures complémentaires visant à faciliter la mobilité des individus. Il aurait la capacité de produire des effets bénéfiques majeurs à court terme pour l’économie dans son ensemble.

2) Le renforcement des politiques visant à promouvoir la qualité de l’éducation – aussi bien dans le secteur secondaire que tertiaire – et la formation continue, l’innovation nationale et l’Etat de Droit, avec une perspective sectorielle fondée sur le choix de domaines porteurs de l’économie.

3) Des réformes du marché du travail visant à réduire le coût de la main-d’œuvre, diminuer l’inadéquation des connaissances de manière à favoriser l’adoption de méthodes de production plus intensives en technologie avancée et permettre au pays de mieux exploiter les opportunités créées par les changements rapides auxquels il fait face sur les marchés mondiaux.

4) Des politiques spécifiques à l’égard de secteurs de production stratégiques, dont les secteurs agricole, manufacturier, des phosphates et des énergies renouvelables. Elles ont d’ailleurs un objectif commun, celui de redéployer les ressources (investissement en capital physique et capital humain) de manière à favoriser la recherche et l’innovation.

5) Un renforcement du rôle du secteur financier national dans le financement des petites et moyennes entreprises (PME), tant au niveau des activités de production que de celles d’innovation, et dans sa capacité à soutenir le processus de mondialisation des entreprises marocaines non financières, particulièrement dans leur stratégie régionale.

 Il s’agit aussi de favoriser une concurrence plus forte dans le secteur financier afin d’accélérer le développement du financement de marché (non bancaire), de développer l’épargne et l’expansion du financement de l’économie.

6) Une libéralisation plus poussée du compte capital et l’adoption d’un régime de change plus flexible, sous forme d’un flottement dirigé,

7) Une accentuation de la stratégie régionale visant à capitaliser sur la position géographique du Maroc, dans le contexte de la nouvelle division internationale du travail, pour délocaliser graduellement les activités manufacturières légères basées sur l’imitation et intensives en main-d’œuvre peu qualifiée vers notamment les pays francophones d’Afrique subsaharienne, de manière à tirer parti des faibles coûts du travail et favoriser la « montée en gamme » du pays. En Afrique francophone le Maroc peut tirer parti d’une présence bien établie dans nombre de secteurs – dont celui financier – et de l’héritage culturel commun pour affronter la concurrence chinoise.

 

Un arrimage régional africain plus soutenu

Selon les auteurs, le renforcement de la dynamique d’intégration régionale permettrait de créer ou de développer à terme des marchés d’exportation pour des productions à contenu technologique plus élevé. Elle entraînerait aussi la création de chaînes d’approvisionnement intégrées dans plusieurs activités, favorisée par de faibles coûts salariaux. Pour mettre en œuvre cette stratégie régionale, les IDE des entreprises marocaines devront augmenter de manière significative, particulièrement en infrastructure de base. Elle pourrait également nécessiter – au moins dans un premier temps – le soutien de l’État, direct et indirect, à travers par exemple la mise en place d’accords d’aide bilatéraux et de facilitation des échanges commerciaux, y compris une zone de libre-échange.

À leur tour, en permettant d’accélérer la croissance et le processus de transformation industrielle au Maroc, ces mesures contribueraient à attirer vers le pays les flux d’IDE en provenance d’économies plus avancées et participeraient à la formation d’un cercle vertueux – accélérant ainsi la transition du Maroc vers une économie à forte intensité technologique et en main-d’œuvre qualifiée.

Pour mieux répondre aux impératifs de gestion du cycle économique, une coordination plus étroite entre les politiques monétaire et budgétaire est également souhaitable. A travers cette grille d’orientations, le rapport examine également l’impact de cette stratégie intégrée sur la croissance économique et l’emploi, évalués par les auteurs à partir d’un modèle macroéconomique quantitatif. Celui-ci a été  calibré pour le Maroc prenant en compte les secteurs de production de biens, les activités d’imitation et d’innovation , la transformation du travail non qualifié en travail qualifié , les distorsions du marché du travail, la qualité de l’investissement public, la distinction entre infrastructure de base et infrastructure avancée , la relation bidirectionnelle entre les IDE, la croissance économique , la qualité du capital humain , et le degré d’application des droits de propriété intellectuelle associés à l’innovation.

Cet examen de l’impact suggère que la stratégie proposée permettrait d’accélérer le taux de croissance annuel tendanciel du Maroc au-delà de son taux actuel d’environ 4 % à environ 6,2 %. Une fois implémentée avec succès, elle permettrait de créer, selon l’intensité des réformes – notamment du marché du travail –, entre 160 000 et 200 000 emplois par an en termes nets, et se traduirait par un quasi-doublement du revenu par tête sur dix ans.

 À titre de comparaison, au cours de la dernière décennie, l’économie marocaine a créé environ 120 000 emplois par an. Chaque point de croissance du PIB a donc créé à peu près 26 700 emplois. Avec des créations annuelles nettes de l’ordre de 160 000 emplois, l’augmentation de la force de travail serait entièrement absorbée, tandis que 200 000 créations d’emplois réduiraient le chômage de moitié.

Bref, il s’agit d’un  ouvrage, écrit en langage relativement accessible ,  un travail qui invite économistes , opérateurs et responsables politiques  aux débats de fond sur l’avenir de l’économie marocaine .

Par : Bachir Znagui

Pierre-Richard Agénor & Karim El Aynaoui, Maroc, stratégie de croissance à l’horizon 2025 dans un environnement international en mutation ; Ed. OCP Policy center, 2015 (180 pages)

 


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